Accueil > Apprendre à lire > À Paris et à New-York : comment améliorer l’enseignement de la lecture ? Un (...)

À Paris et à New-York : comment améliorer l’enseignement de la lecture ? Un entretien avec Jérôme Deauvieau

vendredi 27 décembre 2024

GRDS - Jérôme Deauvieau bonjour. Vous êtes sociologue et professeur à l’ENS Paris. Votre intérêt pour les questions de l’école est ancien : votre thèse de doctorat était déjà consacrée aux pratiques enseignantes dans le secondaire [1]. Vous êtes membre du CSEN (Conseil scientifique de l’Éducation nationale) ; et vous venez de réaliser avec Paul Gioia, et en partenariat avec la DEPP, une vaste enquête sur l’apprentissage de la lecture au CP, une première mondiale à cette échelle, l’enquête Formalect [2]. Vous suivez également l’actualité de ce domaine aux USA – vous avez d’ailleurs enseigné à New-York. On sait que les procédures d’alphabétisation ont suivi depuis trois siècles des évolutions comparables dans ces deux pays [3]. Commençons par la France : quel est actuellement ici l’état des lieux concernant l’enseignement de la lecture ?

JD – On peut, on doit même partir de l’objectif officiel fixé en 2018 selon lequel, en sortant du CP, un élève doit savoir lire cinquante mots par minute. Cet objectif est considéré comme un niveau acceptable pour la langue française, qui signale une entrée correcte dans la lecture à ce stade du cursus. Cet objectif est aujourd’hui atteint par un élève sur deux à peu près – c’était déjà le cas en 2018, je le note au passage. Un élève sur cinq entre même au CE1 avec un niveau en fluence inférieur à vingt-cinq mots minute. Une capacité de décodage aussi laborieuse augure mal de la suite : le manque d’automatisation du décodage compromet la capacité de compréhension des textes, et plus généralement la possibilité de réussir dans toutes les matières scolaires. L’objectif officiel me paraît en ce sens un critère pertinent. Un élève sur deux ne l’atteint pas, un sur cinq en est loin ; et si on prend en compte l’origine sociale, les résultats sont encore bien moins satisfaisants.

J’observe, à travers ma participation au CSEN, que cet objectif est pris très au sérieux par le ministère. Il est aussi accepté et partagé par l’inspection générale, les recteurs, etc. Je constate dans les conférences que je donne qu’il est connu assez largement au sein de l’institution scolaire, dans un contexte d’utilisation croissante des évaluations nationales. La conscience s’étend que l’enseignement du lire-écrire, tel qu’il est organisé entre la grande section de maternelle et surtout le CP, souffre d’une efficacité particulièrement insuffisante. De fait, d’ailleurs, les recommandations officielles et les préconisations pédagogiques sont de plus en plus en ligne avec ce qu’il est convenu d’appeler la « science de la lecture ».

Mais qu’en est-il des pratiques enseignantes effectives ? On en savait très peu de choses à grande échelle avant l’enquête Formalect. Celle-ci révèle la puissance du
« compromis mixte » dans la culture professionnelle des enseignants. Un compromis qui associe la reconnaissance de la nécessité d’enseigner le décodage ; et, en héritage de la méthode globale, la mémorisation idéo-visuelle de « mots-outils », voire l’appel à deviner par le contexte ou l’illustration des mots encore indéchiffrables. N’échappent à ce compromis que deux petites minorités d’enseignants, ceux d’un côté qui font encore peu de décodage, beaucoup d’identification visuelle des mots et de lecture devinette ; et à l’autre pôle, représentant environ 5% des enseignantes et enseignants, celles et ceux qui font du décodage systématique, rapide, à un rythme soutenu en début d’année, sans aucun apprentissage de mots à « photographier », sans aucune lecture devinette. Ces derniers pratiquent ce que la littérature internationale désigne comme méthode phonique synthétique stricte, et qu’on appelle traditionnellement en France méthode syllabique. Ce que montre l’enquête Formalect, c’est que l’application d’une méthode synthétique stricte, conjuguant l’usage d’un manuel construit sur ces principes, plus des pratiques en classe en ligne avec ce manuel, ont, et de très loin d’ailleurs, de meilleurs résultats que toute autre approche, à la fois sur la fluence et sur la compréhension, et cela dès le mois de janvier de l’année de CP ; résultats toujours visibles en septembre de l’année de CE1, et plus encore pour les élèves des milieux populaires, pour qui l’écart de performance et de réussite entre les méthodes est vraiment massif.

GRDS L’enquête Formalect atteste donc l’efficacité pédagogique très sensiblement
supérieure de la méthode syllabique stricte, qui n’est pratiquée que par 5% des professeurs des écoles. Quel a été l’accueil d’un tel résultat dans le monde éducatif français et dans les médias ?

JD– Parlons d’abord de ce qui s’est passé au sein du Conseil scientifique. Institué en 2018, placé sous la présidence de Stanislas Dehaene, le CSEN est composé de chercheurs d’obédiences disciplinaires diverses, mais pour beaucoup concernés, certains depuis fort longtemps, par les questions inhérentes à la transmission des savoirs et au premier chef par l’apprentissage de la lecture. Le consensus au CSEN était général en 2018 en ce qui concerne l’exigence d’un apprentissage systématique du décodage à un rythme soutenu, ce que confirmait d’ailleurs à sa façon l’enquête coordonnée par Roland Goigoux auprès de 131 classes de CP (2016) [4]. Cela dit, on restait un peu interrogatif quant à la pertinence d’ajouter ou pas des stratégies du type apprentissage par cœur de ce qu’on appelle les mots-outils... on allait toutefois de plus en plus vers l’idée de ne pas recommander ce type d’apprentissage, de le réduire au minimum, en se disant qu’on pouvait peut-être s’en passer. C’est cet état de la réflexion que reflète le rapport du CSEN sorti en 2019, dressant une liste de manuels préconisant l’apprentissage précoce et soutenu des correspondances graphèmes/phonèmes.

Deux questions en fin de compte restaient à cette époque plus ou moins ouvertes : celle du recours aux mots-outils ; et celle de l’effet propre du manuel, sur lesquelles la recherche paraissait encore insuffisamment concluante. Les résultats de l’enquête Formalect, réalisée en 2021, ont commencé à être présentés dès les premiers mois de 2022 au CSEN, puis de manière régulière les deux années suivantes, jusqu’à
la publication de notre rapport de recherche en avril 2024, puis dans la foulée d’une note du CSEN en juin de la même année [5]. Le constat tiré des données de l’enquête Formalect, selon lequel l’usage de manuels conduisant un apprentissage phonique synthétique strict assure la meilleure efficience pédagogique, et plus encore lorsque l’enseignant en respecte les préconisations, et a fortiori face à des publics populaires, fait aujourd’hui consensus au sein du CSEN. Désormais ces résultats sont en phase de soumission dans les revues scientifiques internationales.

GRDS Et au-delà du CSEN, quelle a été la réception de l’enquête ?

JD – Le ministère a été associé à la plupart de nos présentations au CSEN ces deux dernières années. Nous avons également réalisé un certain nombre de présentations dans plusieurs académies. Une chose m’a beaucoup frappé durant ces présentations, qu’elles aient été réalisées auprès de la hiérarchie du ministère, dans les rectorats, auprès des inspecteurs, inspectrices de circonscription, des conseils pédagogiques, et aussi auprès des professeurs des écoles – soit des nouveaux entrants, soit de l’ensemble des enseignants qui suivaient les formations. C’est le très bon accueil qu’ont reçu ces présentations, qui ne visent en aucune façon à culpabiliser les enseignants de quelque façon que ce soit, mais seulement à montrer la réalité des pratiques telles qu’elles sont aujourd’hui, leurs effets, et à engager une réflexion sur la façon d’améliorer la situation. À part quelques très, très rares exceptions, l’accueil a été bon, très bon même. Donc je n’ai jamais eu d’hostilité d’aucune sorte, mais plutôt une conscience assez vive que l’évolution de la culture professionnelle qu’il faut engager est assez importante.

Je rassure aussi quand même les collègues, les formateurs, les formatrices, je pense qu’il y a du chemin qui a été déjà parcouru depuis dix ou quinze ans. Évidemment on n’a pas l’équivalent de l’enquête Formalect il y a quinze ans, donc je ne peux pas vous affirmer que l’apprentissage par cœur de mots outils et ou de reconnaissance directe, audiovisuelle, de mots ou de phrases était plus important, mais je fais cette hypothèse-là : il y a eu une évolution qui suit l’évolution des recommandations, on voit certains manuels qui ont très fortement évolué dans leur conception ces dernières années. Mais il y a maintenant vraiment un saut à réaliser, qui doit l’être avec un fort soutien pédagogique, et qui passe donc par une amélioration de la qualité des supports pédagogiques et par des formations approfondies à l’enseignement de la lecture.

GRDSMais au-dehors même de l’univers scolaire, quels ont été les échos de l’enquête ?

JD – Commençons par les médias, où les résultats ont retenu l’attention avant même d’être publiés ! On a fait un certain nombre de conférences publiques ; notamment au Collège de France, Paul Gioia et moi-même, et nous avons eu à chaque fois une certaine attention de la presse écrite, d’une partie au moins de la presse écrite, depuis 2022-2023. Il y a eu un fort intérêt de la part d’un certain nombre d’organes de presse. On peut citer Le Parisien, je crois qu’il a fait plusieurs articles, Le Monde, peut-être un ou deux, un je crois, et puis Le Figaro, Le Point, L’Express. En regard de l’échelle politique des médias, on peut considérer, je crois, que la question de savoir ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer l’efficacité de la lecture est une préoccupation qui est d’abord très clairement affirmée par une presse qui se situe plutôt au centre et à droite de l’échiquier politique. J’ai eu, de fait, très peu de sollicitations, si ce n’est aucune, de la presse s’affirmant clairement à la gauche de l’échiquier politique. Ce qui s’explique assez bien par l’histoire, puisque ce qui a été montré à de multiples reprises, notamment dans les ouvrages de Jean-Pierre Terrail, c’est la politisation très rapide de ces questions pédagogiques, notamment autour des années 1970 : la presse de gauche ayant
classiquement pris plutôt, voire même très fortement et nettement position pour, disons, le versant méthode globale, si on le dit dans les termes de l’époque ; et la presse plutôt marquée à droite ayant pris position pour la méthode syllabique. Aujourd’hui, on n’est pas encore sortis clairement de cette histoire. Non pas que la presse de gauche défende explicitement les méthodes globales d’apprentissage de la lecture, ce n’est pas comme ça que c’est dit : mais il s’agit plutôt soit d’éviter de parler du sujet ; soit, si l’on en parle, de dire qu’au fond tout ça c’est d’abord, voire seulement, une affaire de moyens, de nombre d’élèves par classe par exemple, mais toujours en évitant d’affronter la question des pratiques enseignantes et de leurs effets sur les apprentissages des élèves et les inégalités scolaires.

GRDSEt dans le champ politique et syndical ?

JD – Au plan politique il y a eu une mission d’information portée par deux parlementaires, qui a auditionné les syndicats, les spécialistes, un ensemble de protagonistes de l’apprentissage de la lecture, en disant qu’il faut se saisir du sujet, et qui a produit un rapport, d’ailleurs tout à fait intéressant. L’initiative est là aussi venue du camp de la droite et du centre. Ce que j’ai cru voir, ou ce qui m’a été rapporté des débats en séance, c’est pour l’essentiel que les groupes à gauche du champ politique sont soit totalement désintéressés par la question, soit estiment que ce n’est pas là que tout se joue, mais bien du côté des moyens, etc. Enfin, les mêmes arguments, les mêmes réflexes. Voilà, si on regarde les choses en face, c’est ça la situation aujourd’hui.

Il n’en va pas très différemment dans le champ syndical. Le Snuipp-FSU et le Sgen-CFDT, et tout aussi bien les autres organisations syndicales, persistent à défendre ce qui est quand même très difficilement défendable aujourd’hui, des positions très anciennes, selon lesquelles la centration sur le décodage néglige voire contredit la compréhension, oubliant qu’on ne peut pas comprendre sans décoder. Pour le militant de la démocratisation scolaire que je suis, cette volonté de ne pas entrer dans le débat, d’y voir un piège, cette idée qu’en mettant un couvercle sur la marmite on va défendre la fameuse liberté pédagogique, qui serait donc basée sur une forme d’ignorance plutôt que sur l’appropriation réfléchie de connaissances avérées, tout cela est assez désolant. Cela dit, et ce constat ne me console pas, j’observe que plus on s’éloigne des directions syndicales et plus on se rapproche du terrain, moins cette posture syndicale hors sol s’affirme de façon tranchée : les positions sont beaucoup plus nuancées, plus responsables et sérieuses chez ceux qui sont confrontés à la réalité du terrain.

GRDS Venons-en à la ville de New York : quel y est l’état du débat sur les méthodes de lecture ?

JD – Notre équipe de recherche a effectivement engagé une enquête sociologique sur le cas de la ville de New York, sur le même sujet. Pourquoi la ville de New York, et pourquoi faire une comparaison… ou en tout cas essayer d’aller voir ailleurs ce qu’il en est à la fois de la réalité des pratiques, des constats, des résultats, et des réactions syndicales et politiques ? L’idée c’est d’aller étudier un contexte très différent du nôtre. La ville de New York se caractérise par plusieurs éléments qui rendent son cas fort intéressant. On a affaire d’une part à un système éducatif assez intégré où la municipalité a un vrai pouvoir sur ce qui s’y passe. C’est le plus grand système éducatif du pays, qui en effectif rassemble un peu plus d’un million d’élèves, soit environ 10% du système éducatif français. D’autre part, les résultats en lecture sont probablement encore plus catastrophiques qu’en France, même si la comparaison est difficile, s’agissant de langues différentes. Les résultats en lecture de élèves de la ville sont considérés comme très mauvais par la mairie elle-même, avec de fortes inégalités sociales, ou raciales comme elles sont habituellement mesurées aux États-Unis. Enfin New York, c’est aussi l’un des grands foyers de diffusion des méthodes globales à la mode américaine. Les grands éditeurs et les grands pédagogues, disons-le comme ça, éditeurs et éditrices de manuels, ont vraiment pignon sur rue, aux États-Unis en général, mais notamment à New York.

On n’a pas enquêté directement dans les classes, mais j’ai repéré des statistiques faisant état, il y a quelques années, d’environ 40 % des classes de la ville de New York qui étaient équipées de manuels qui n’existent plus en France depuis longtemps. J’en ai ramené quelques exemplaires : il s’agit de manuels ou de curriculum basés sur une approche globale, sans aucun enseignement du décodage. L’état du débat à New York est donc éloigné de ce qu’il est en France, où la reconnaissance de l’importance de l’enseignement du décodage est quand même ancienne, et où le débat porte sur la façon de le mener. Ici, on est vraiment sur une opposition entre approche idéovisuelle ou approche phonique.

Surtout, ce qui nous a décidé à étudier le cas new-yorkais, c’est le fait que, depuis maintenant cinq ou six ans, cette question de l’entrée dans la lecture est considérée comme une grande question politique. Elle a été fortement portée à New York par la mairie, notamment par le maire actuel, qui a fait de la lutte à la fois contre l’illettrisme et contre les inégalités sociales et raciales en matière d’apprentissage de la lecture un élément important de son mandat. Tout cela est dit avec des accents progressistes qu’on retrouve par exemple du côté de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Cette organisation de la communauté afro-américaine est la plus ancienne association de défense des droits civiques (1909). Elle fait aujourd’hui du droit à la lecture la nouvelle conquête des droits sociaux, soutenant qu’il s’agit de la continuation de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et de la lutte pour le droit de vote dans les années 1960, parce qu’il n’y a pas de liberté politique quand on ne sait pas bien lire. Ses militants sont très mobilisés dans la mise en œuvre de la campagne intitulée « The Right to Read », dont le responsable explique que ne pas mettre en œuvre des méthodes phoniques efficaces dès l’entrée dans la lecture, c’est condamner les élèves noirs – c’est condamner tous les élèves, mais particulièrement les Noirs, parce que ce sont eux dont les parents sont les moins à même de les aider à la maison. Le droit à la lecture est ainsi posé comme une grande question politique… et non seulement à New York, mais aussi dans nombre d’États et de villes aux Etats-Unis. Les militants vont dans les écoles pour convaincre les enseignantes et enseignants d’adopter des méthodes d’enseignement efficaces pour tout le monde, et d’abord pour les élèves les plus défavorisés qui ne vont pas forcément bénéficier d’une aide extérieure.

GRDSEt qu’avez-vous appris plus précisément sur ce qui se passe à New York ?

JD – Nous avons souhaité comprendre comment, dans un autre contexte, une même question peut être prise en charge très différemment par les différents camps politiques. Nous suivons donc actuellement la réforme proposée par le département de l’éducation de la ville de New York… une réforme beaucoup plus radicale que ce qu’on a vu en France ! Elle consiste à demander aux écoles de choisir, parmi trois ensemble de supports pédagogiques, dont chacun assure l’homogénéité de la conduite des apprentissages élémentaires du CP jusqu’au CM2. La contrainte est même plus forte que cela puisque le choix doit s’opérer au niveau du district scolaire, toutes les écoles d’un même district (l’équivalent d’une circonscription en France) devant s’équiper des mêmes supports pédagogiques, et cela afin de faciliter la formation commune des enseignants, le travail collectif et les échanges d’expérience, le dispositif étant piloté à ce niveau local. Ces trois ensembles de supports, très détaillés, fusionnant manuel et guide pédagogique, expliquant très précisément pourquoi l’enseignant doit procéder comme ci ou comme ça, sont assez différents au plan culturel ; mais au niveau du CP ils semblent globalement en ligne avec les préconisations issues de la science de la lecture.

C’est vraiment une très grosse opération. L’investissement consenti par la municipalité (on évoque la somme de 70 millions de dollars, qui correspondraient donc à 700 millions si on le transposait à l’ensemble du système éducatif français) est justifié par l’état catastrophique d’un apprentissage de la lecture très fortement imprégné jusque-là par la méthode globale. La mobilisation est très large : de grandes institutions philanthropiques, les éditeurs eux-mêmes des supports sélectionnés, ont contracté avec la municipalité et se consacrent à la formation des enseignants. Le syndicat UFT (United Federation of Teachers, organisation syndicale des enseignants majoritaire à New York, classée à gauche) a lui-même son propre centre de formation et participe à l’opération. Selon les responsables que nous avons rencontrés, il serait totalement irresponsable de leur part de ne pas le faire : le syndicat veut absolument la réussite de l’entreprise et en finir avec des années pendant lesquelles on a laissé les enseignants en déshérence, proies d’éditeurs richissimes écoulant des manuels complétement inefficaces, avec des effets cognitifs désastreux pour l’ensemble de la ville et affectant au premier chef les catégories populaires et les minorités ethniques.

GRDSQuels aspects de cette entreprise municipale vous paraissent les plus frappants ?

JD – C’est d’abord la détermination de ses initiateurs, la volonté politique de l’ancien maire Di Blasio, et surtout du maire actuel Adams, un maire afro-américain qui a été lui-même catalogué dyslexique dans sa jeunesse. Ces responsables politiques font le lien entre difficultés en lecture, programme progressiste de la ville de New York, droit de tous les élèves quelle que soit la couleur de leur peau d’apprendre correctement à lire. C’est le fait que la gauche, les minorités ethniques, le principal syndicat enseignant, soient pleinement mobilisés pour la réussite de la réforme… à front renversé, en quelque sorte, avec ce qui se passe en France. C’est aussi l’attention légitime apportée à la formation et au soutien des enseignants, sachant l’importance de la révolution à accomplir en matière de culture professionnelle, de gestes professionnels efficients. Qu’on en juge : selon les responsables du département de l’éducation de la ville, ce soutien consiste à envoyer des formateurs en littératie qui viennent dans les écoles pendant plusieurs semaines, dans toutes les classes, avec des réunions hebdomadaires pour l’ensemble des enseignants en charge d’un même niveau, etc. C’est une sorte de formation continue condensée dans le temps.

Ce soutien massif apporté aux enseignants donne à réfléchir. Il répond à une exigence mise en évidence par l’enquête Formalect. La première condition permettant d’améliorer les apprentissages, c’est le choix du manuel : chacun d’eux propose une démarche pédagogique, et toutes, très loin de là, n’ont pas une efficacité équivalente. Mais il existe une seconde condition : c’est l’usage fait du manuel dans le quotidien de la classe, face aux élèves. Or l’enquête Formalect montre que deux professeurs sur trois qui ont adopté un manuel efficace l’utilise plus ou moins à contre-sens, avec des gestes professionnels inadéquats, hérités d’une culture pédagogique différente… et que ces deux enseignants sur trois obtiennent dès lors les mêmes résultats que leurs collègues qui travaillent avec des manuels moins efficaces. Recommander les manuels efficaces est une chose. Aider les enseignants à les utiliser de façon efficiente en est une autre, qui suppose en effet un travail approfondi de formation et de réflexion avec eux. À cet égard on pourrait souhaiter que la polyvalence des professeurs de l’enseignement élémentaire soit réexaminée. Ne serait-il pas opportun, parce que l’enseignement est un art difficile, et plus encore à l’école élémentaire, de recruter pour ce niveau, comme le propose d’ailleurs le GRDS, deux catégories d’enseignants : les uns à formation supérieure littéraire, experts en littéracie ; les autres à formation mathématique et scientifique ?


[1Jérôme Deauvieau, Enseigner dans le secondaire , La Dispute, Paris, 2009.

[2Jérôme Deauvieau et Paul Gioia, L’efficacité des méthodes d’enseignement de la lecture. Une enquête sur le cas français, recherche menée en partenariat ENS/DEPP, Centre Maurice Halbwachs, Paris, 2024 (https://www.cmh.ens.fr/publication/etudes-et-documents/lefficacite-des-methodes-denseignement-de-la- lecture). Pour une présentation succincte des résultats, voir sur ce site : Jean-Pierre Terrail, Diffusion et efficacité des manuels de lecture, une grande première !, 2022, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php ? article341 ; et Une note majeure du CSEN, 2024, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article355.

[3Jean-Pierre Terrail, Petite histoire de la lecture et de son enseignement, Le Bord de l’eau, à paraître en février 2025.

[4Roland Goigoux (coord.), Rapport de l’enquête Lire et écrire, IFÉ, mars 2016, https://ife.ens-lyon.fr/recherche/thematiques-de-recherche/projets/la-recherche-lire-et-ecrirecp.