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Polémique et honnêteté intellectuelle
Débat autour de l’enquête Deauvieau sur les manuels
mardi 21 janvier 2014
Le GRDS (Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire) a publié sur son site un dossier concernant les réactions à la publication de l’enquête Deauvieau sur l’apprentissage de la lecture dans les quartiers populaires. Nous en reprenons ci-dessous quelques extraits (lire le dossier complet), en rappelant que la note de synthèse de l’enquête, qui donne le lien avec le rapport complet, est disponible sur notre site ici.
Introduction, par l’équipe du GRDS
La recherche de Jérôme Deauvieau consacrée à l’évaluation des méthodes de lecture et comparant le "rendement pédagogique" de quatre manuels de CP, la première du genre réalisée en France, suscite nombre de commentaires [1]. Le débat est d’autant plus vif que l’enquête constate un "effet-manuel" considérable, comparable à l’impact de l’héritage culturel des élèves, et contredit, en soulignant la plus grande efficacité des méthodes strictement syllabiques, une conviction encore largement majoritaire chez les formateurs et les enseignants.
Il est tout à fait compréhensible et légitime, dans ces conditions, que les procédures d’enquête mises en oeuvre par le chercheur fassent l’objet d’un examen critique attentif. À condition toutefois de se défier de la tentation de casser le thermomètre à n’importe quel prix, en s’efforçant de réduire au silence ce qu’on n’a pas envie d’entendre. L’expérience de la réception historique de l’enquête PISA en France, que toutes sortes d’arguties se sont acharnées à dévaluer pendant dix ans avant que ce qu’elle dit de notre système éducatif finisse par être largement pris en considération, devrait en la matière inviter à la prudence.
Certaines des réactions à l’enquête de Deauvieau ne se sont pourtant pas embarrassées de précautions. Elles dérogent même largement au minimum de correction intellectuelle, pour dire le moins, et relèvent du comment-taire plus que d’autre chose. Ce comportement est particulièrement regrettable quand il s’agit de personnalités qui se réclament de la gauche politique et syndicale. La vie intellectuelle est suffisamment dégradée en ce pays pour qu’il n’y ait nul besoin d’y contribuer encore.
Afin que le lecteur puisse se faire sa propre idée, nous reproduisons ci-dessous la séquence des échanges concernant cette enquête parus dans Le Monde.
I - Enseigner est une science
Par Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France (Le Monde, 20-12-2013)
Pour quiconque sait que « l’enfant est l’avenir de l’homme », l’enquête PISA est un véritable électrochoc. Que nous apprend le Programme international pour le suivi des acquis des élèves de l’OCDE ? Plus inégalitaire que jamais, l’éducation nationale française réussit aux élites, mais ne parvient pas à donner aux enfants défavorisés le bagage minimal dont ils ont besoin pour comprendre un article de journal ou un problème d’arithmétique. Jusqu’à la seconde génération, une famille issue de l’immigration affiche des résultats scolaires en très net retard.
Ce résultat est-il inéluctable ? Non. La complexité de la langue française n’est pas en cause car, à difficulté égale, le Québec et la Belgique réussissent nettement mieux que la France. Le sociologue Jérôme Deauvieau, dans un rapport récent, identifie le nœud du problème : l’enseignement de la lecture au cours préparatoire (CP).
Il est allé enquêter dans les quartiers populaires de la petite couronne parisienne, les zones « Eclairs », anciennement zones d’éducation prioritaires (ZEP) où habitent les enfants les plus pauvres et les plus difficiles à scolariser. Son objectif : recenser les stratégies éducatives des enseignants, répertorier les manuels qu’ils choisissent d’utiliser, et évaluer l’impact de ces manuels sur les capacités de lecture des élèves en fin de CP.
Recommander les meilleurs manuels
Premier scandale. Pourquoi le département d’évaluation des programmes de l’éducation nationale n’a-t-il pas pris la peine de mener lui-même une telle évaluation ? Cela lui serait pourtant facile : il lui suffirait de croiser les chiffres recueillis dans chaque classe lors des évaluations nationales des élèves avec les méthodes qu’elles utilisent. Lorsque l’on dépense un budget annuel de 63,4 milliards d’euros, la moindre des choses est d’optimiser ses pratiques. Pourquoi l’éducation nationale refuse-t-elle encore de recommander à ses enseignants les meilleurs manuels ?
Deuxième scandale dévoilé par l’enquête Deauvieau : nous sommes en 2013, et 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte, c’est-à-dire où l’enfant passe un temps considérable à des exercices de lecture globale et de devinettes de mots qu’il n’a jamais appris à décoder.
Seuls 4 % adoptent une méthode syllabique, qui propose un enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les sons. Or les résultats montrent que c’est ce système qui réussit le mieux aux enfants, et de très loin : 20 points de réussite supplémentaires sur 100 aux épreuves de lecture et de compréhension !
Ce résultat vient confirmer ce que trois décennies de recherches en psychologie cognitive ont démontré : seul l’enseignement explicite du décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple, une vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on enseigne ces principes parviennent plus vite, non seulement à lire à haute voix, mais également à comprendre le sens de ce qu’ils lisent.
Ce n’est guère étonnant : l’invention de l’alphabet a demandé plusieurs siècles, comment imaginer que l’enfant le découvre seul ? Le principe alphabétique ne va pas de soi. Il faut en enseigner explicitement tous les détails : la correspondance de chaque son du langage avec une lettre ou un groupe de lettres ; et la relation entre la position de chaque lettre dans le mot écrit et l’ordre de chacun des phonèmes dans le mot parlé.
(...)
II - Apprentissage de la lecture : opposer méthode syllabique et méthode globale est archaïque
Par Roland Goigoux, professeur en sciences de l’éducation (Le Monde, 31.12.2013)
Dans une tribune publiée le 22 décembre par le quotidien Le Monde, le neuro-psychologue Stanislas Dehaene affirme que les mauvais résultats des adolescents français à l’enquête PISA trouvent leur origine dans l’enseignement de la lecture au cours préparatoire. Il juge scandaleux que le ministère de l’Éducation nationale ne procède pas à l’évaluation des manuels scolaires et ne recommande pas aux enseignants une méthode qui aurait fait, selon lui, la preuve de son efficacité : la méthode syllabique.
Choisir, au pied du sapin, de relancer une polémique qui causa en 2006 la perte du ministre de Robien auquel il prodiguait déjà ses conseils pourrait laisser croire que notre collègue dispose des données scientifiques nouvelles propres à fonder cette préconisation. Hélas, il n’en est rien.
Graves défauts méthodologiques
La première étude sur laquelle Stanislas Dehaene construit son argumentation, est celle d’une équipe de sociologues de l’Université de Versailles dirigée par Jérôme Deauvieau. Cette enquête révèle tout d’abord que, malgré les injonctions passées, seuls 4% des enseignants de cours préparatoire travaillant en zone d’Éducation prioritaire utilisent une méthode syllabique pure. Tous les autres utilisent des approches que les sociologues réunissent sans distinction sous le vocable de « mixtes » alors qu’elles combinent de manière très variable les apprentissages du déchiffrage, de l’écriture, du vocabulaire, de la compréhension de textes écrits lus par l’enseignant... Bref une vaste palette de dégradés de gris, là où on voudrait faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc.
La seconde partie de l’enquête cherche à établir la supériorité du manuel syllabique conçu et promu par l’équipe versaillaise. Malheureusement, elle présente de si graves défauts méthodologiques que ses conclusions sont invalides. Les chercheurs comparent, par exemple, les performances de quatre groupes d’une centaine d’élèves à la fin du cours préparatoire sans avoir évalué leur niveau au début de l’année. Contrairement à ce qu’exigent les normes scientifiques en psychologie et en sciences de l’éducation, ils font donc comme si toutes les classes avaient le même niveau initial alors qu’ils ne disposent d’aucune évaluation et qu’ils ne contrôlent ni l’équivalence de la composition sociale de chacune d’entre elles, ni l’expérience de leurs enseignants, ni l’âge et la scolarité maternelle de leurs élèves.
En fin d’année, pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes. Ainsi les professeurs utilisant une méthode « mixte » qui obtiennent de bons résultats et ceux qui en obtiennent de mauvais malgré leur méthode syllabique sont exclues de l’échantillon car jugés « déviants » ! Il ne reste au final que quatre classes pour fonder la supériorité du manuel versaillais sur tous les autres.
(...)
III - Sur les critiques de Roland Goigoux, et pour un débat sérieux sur la lecture
(Le Monde.fr, 21 janvier 2014)
Par Jérôme Deauvieau, sociologue et statisticien, maître de conférences à l’UVSQ, laboratoire Printemps-CNRS et Centre de recherches économiques et statistiques (CREST)
Dans une tribune publiée par Le Monde du 31 décembre, Roland Goigoux impute de « graves défauts méthodologiques » à la récente enquête comparative sur les méthodes de lecture réalisée sous ma direction . Cette évaluation historiquement inédite a de fait toutes les raisons de ne pas lui plaire. Elle met en évidence un effet du manuel considérable alors que ce collègue professe qu’en matière d’apprentissage de la lecture, « la variable ‘méthode’ n’est pas une variable pertinente » (Inspecteur aujourd’hui, n° 81, 2012, p. 5). Le rendement pédagogique des quatre manuels comparés va croissant, du plus marqué par la globale à celui qui propose l’approche syllabique la plus stricte : or Roland Goigoux tourne volontiers la syllabique en dérision, car elle serait condamnée à des textes d’une grande pauvreté. Notre enquête enfin montre l’étroite corrélation entre la capacité de déchiffrage et la qualité de la compréhension, alors que Roland Goigoux s’est fait le champion d’un travail sur la compréhension dissocié du déchiffrage (Roland Goigoux, Sylvie Cèbe, Apprendre à lire à l’école. Tout ce qu’il faut savoir pour accompagner l’enfant. Retz, 2006).
Il est compréhensible dès lors que ce collègue examine nos procédures d’enquête de près. Mais cela ne l’autorise pas à mettre en cause mon éthique et mes compétences professionnelles.
Je soulignerai d’abord que je n’ai rien à voir avec la conception et la réalisation du manuel qui obtient (de loin !) les meilleurs résultats dans notre évaluation. Il se trouve (source dans doute de la confusion de R. Goigoux) que j’ai mené autrefois des recherches avec l’un de ses auteurs, retraité depuis plusieurs années. Celui-ci m’avait signalé l’efficacité de ce manuel, et avait suggéré à Vincent Peillon de procéder à des enquêtes d’évaluation. C’est le refus de ce dernier (voir le débat V. Peillon / J-P. Terrail, Télérama n° 3270, 15-9-2012) qui m’a décidé, en tant chercheur en sociologie de l’éducation et statisticien, à m’investir dans cette recherche.
Quant à ce que dit Roland Goigoux de l’enquête elle-même, quiconque pourra aisément vérifier en se reportant au texte du rapport qu’il s’agit d’autant d’affirmations factuellement inexactes, comme si ce collègue ne l’avait pas lu.
Ainsi là où le rapport indique que notre analyse ne permet pas de conclure à « une opposition bloc à bloc entre méthode mixte et méthode syllabique », et souligne qu’en réalité c’est « la priorité donnée au déchiffrage et l’efficacité de son enseignement » qui expliquent « à la fois l’efficacité supérieure de la syllabique et les différences de rendement des manuels au sein tant des méthodes mixtes que des méthodes syllabiques », Roland Goigoux me reproche de « faire croire à une opposition binaire entre noir et blanc » et de réunir toutes les méthodes mixtes « sans distinction ».
Le reproche encore de ne pas contrôler la composition sociale des classes enquêtées est lui aussi inapproprié, puisque très explicitement, et grâce à la mise en œuvre de modèles de régressions multiples, d’usage très courant en statistique, nos résultats sont donnés « toutes choses (et au premier chef le diplôme des parents) égales par ailleurs ». C’est d’ailleurs ce qui limite l’inconvénient, que le rapport lui-même souligne, de ne pas avoir mesuré les compétences des élèves à l’entrée au CP, puisque celles-ci sont liées au capital culturel de la famille (voir Jean-Paul Caille et Fabienne Rosenwald, « Les inégalités de réussite à l’école élémentaire : construction et évolution », France, portrait social, INSEE, 2006).
La dernière affirmation de Goigoux est encore inexacte : « pour établir des différences statistiques significatives, ils suppriment de leurs analyses les classes dont les performances finales ne coïncident pas avec leurs attentes ». Mais sur l’ensemble de la population enquêtée les différences d’efficacité pédagogique entre les manuels comparés sont statistiquement déjà parfaitement significatives ! Effectuer une partie des calculs sur une sous-population de 19 classes sur 23 ne change que l’ampleur des écarts ; et l’existence de 4 classes « déviantes » renforce la crédibilité de notre enquête plutôt que de l’affaiblir, puisqu’il s’est avéré que les maîtres concernés avaient conduit les apprentissages à l’inverse de la vocation propre de leur manuel (à la façon d’une méthode mixte quand il s’agissait d’un manuel de la syllabique, et vice versa).
Roland Goigoux dirige actuellement une enquête sur grand échantillon sur l’impact des pratiques des maîtres de CP, dont on peut certainement espérer un enrichissement de nos connaissances. Je tiens d’avance qu’elle ne pourra contester ni l’existence ni l’ampleur de l’effet-manuel. En attendant, j’appelle à la rigueur et à la dignité du débat scientifique. L’enjeu est trop lourd lorsqu’on sait que des millions de jeunes (à 150 000 par an, ça va vite !) continuent à sortir de l’école « en grande difficulté de compréhension de l’écrit ».
[1] Cette recherche souligne notamment, et avec force, la grande efficacité de notre manuel Je lis, j’écris, et l’attribue tant à la rigueur de l’apprentissage du déchiffrage qu’à la richesse lexicale et littéraire de l’ouvrage (note des Lettres bleues).