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Une note majeure du CSEN

mardi 18 juin 2024

La note n° 11 (juin 2024) du Conseil scientifique de l’éducation nationale présente les résultats de l’enquête Formalect, laquelle fait le point sur la façon dont on enseigne la lecture en France. Menée par Jérôme Deauvieau et Paul Gioia, dans le cadre d’un partenariat entre l’École normale supérieure (Ulm) et la DEPP/MEN, cette enquête se signale au plan mondial par la taille absolument inédite de son échantillon approchant les 10 000 classes de CP, comme par la rigueur du traitement des données collectées.

Ses résultats sont particulièrement importants, puisqu’ils mettent en évidence l’ampleur de l’écart d’efficacité entre d’un côté les pratiques pédagogiques massivement dominantes aujourd’hui ; et de l’autre les pratiques les plus efficientes tant en matière de déchiffrage que de compréhension, mais adoptées par une toute petite minorité d’enseignants. La manière de conduire les apprentissages s’avère ainsi comme l’élément le plus décisif de la réussite des élèves, bien loin devant les dédoublements de classe. Les élèves issus des milieux populaires, qui bénéficient d’une aide parentale moins avertie, sont les plus sensibles aux pédagogies adoptées : au point que ceux qui apprennent à lire avec une méthode efficace réussissent mieux que les enfants venant de familles de classes moyennes ou supérieures mais apprenant avec une méthode moins efficace.

Le système éducatif est donc loin d’être démuni face au poids de "l’héritage culturel" : il dispose des moyens d’en limiter les effets, et peut réduire très sensiblement les inégalités scolaires... à condition de mettre ces moyens en œuvre. A lire donc la note du Conseil scientifique, accessible ici. Nous en reprenons ci-dessous l’introduction et la conclusion.

Introduction

"Près d’un élève sur deux à l’entrée au CE1 lit moins de 50 mots par minute,
l’objectif attendu officiellement. Et un sur cinq se situe même très loin de
cet attendu en lisant moins de 25 mots par minute. Ces constats interrogent
l’efficacité des méthodes d’enseignement de la lecture actuellement en usage en
France. L’enquête Formalect, réalisée en janvier et février 2021, avait précisément
pour objectif d’étudier les liens entre méthodes d’enseignement de la lecture
et résultats des élèves. 9 340 enseignant·es de classes de CP – soit près de 20 %
de l’ensemble des enseignant·es de ce niveau – ont répondu à un questionnaire
en ligne portant sur leurs pratiques d’enseignement durant les premiers mois de
l’année scolaire. Leurs réponses anonymisées ont ensuite été couplées aux résultats
également anonymisés aux évaluations nationales de leurs 139 288 élèves.
L’ensemble forme ainsi un vaste échantillon représentatif des classes de CP de France
qui permet de répondre aux deux questions qui suivent. Quelles sont aujourd’hui les
modalités d’enseignement de la lecture mises en œuvre en début d’année au CP en
France ? Quels sont les effets de ces différentes méthodes d’enseignement sur les
résultats des élèves ? L’objet de cette note est d’apporter une réponse synthétique
à ces deux questions. Un rapport de recherche détaillant les caractéristiques de
l’enquête et présentant l’ensemble des résultats et analyses est disponible à l’adresse
suivante (Deauvieau et Gioia, 2024) : cmh.ens.fr/publication/etudes-et-documents/
lefficacite-des-methodes-denseignement-de-la-lecture/ "

Conclusions

Un enseignement de la lecture centré exclusivement lors des premières semaines de l’année sur la découverte du code de correspondances graphèmes-phonèmes*, donc sans aucune activité annexe du type mémorisation ou reconnaissance globale de
mots non décodables, est plus efficace pour l’acquisition d’une bonne fluence
et pour la compréhension écrite. En d’autres termes, la mise en œuvre d’une
méthode phonique synthétique stricte produit de meilleurs résultats qu’une
méthode phonique mixte [1]

La différence d’efficacité est visible dès le mois de janvier de l’année de CP et toujours présente en septembre de l’année de CE1, et elle est encore plus prononcée pour les élèves qui ont des fragilités en début d’année de CP et pour ceux qui sont scolarisés dans les écoles à recrutement social populaire.

Le différentiel d’efficacité entre les méthodes d’enseignement de la lecture
devient alors très important pour cette catégorie d’élèves. Ainsi, les élèves qui
entrent au CP avec un faible niveau de connaissance du principe alphabétique
et qui sont scolarisés dans des écoles populaires lisent en moyenne 14 mots
par minute quatre mois après la rentrée, ce qui correspond au seuil en dessous
duquel se situe selon la DEPP le groupe des élèves dit « fragiles » en fluence.
S’ils apprennent avec une méthode mixte en début d’année, ils liront en
moyenne 12 mots par minute en janvier, mais 18 mots par minute s’ils apprennent
avec une méthode phonique synthétique stricte, leur permettant donc d’atteindre un niveau en fluence satisfaisant à ce stade de l’année. Or, la méthode phonique synthétique stricte est à l’heure actuelle très rarement mise en œuvre dans les classes.

Les marges de progression du système éducatif en matière d’apprentissage de
la lecture sont donc très importantes. Une politique de lutte efficace contre
les inégalités dans les premiers apprentissages scolaires doit être centrée sur
une amélioration sensible de l’efficacité de l’action pédagogique. Les résultats
de l’enquête Formalect permettent de dégager deux niveaux d’action perti-
nents en matière d’enseignement de la lecture.

Un premier niveau d’action concerne les supports pédagogiques. Une grande
diversité de manuels d’enseignement de la lecture sont actuellement en usage
en France, mais ceux conçus selon les principes pédagogiques les plus
efficaces sont à l’heure actuelle très peu utilisés. Plusieurs systèmes éducatifs ont
mis en place ces dernières années des dispositifs variés visant à mieux encadrer
le choix des manuels d’enseignement de la lecture. Quel que soit le mécanisme envisagé, il est peu contestable qu’une amélioration sensible de la qualité des manuels disponibles permettrait aux enseignant·es d’accroitre l’efficacité de leur action pédagogique.

Un deuxième niveau d’action, tout à fait décisif, se situe au niveau de la formation
des enseignant·es et des conseillers pédagogiques. La culture professionnelle en matière d’enseignement de la lecture est aujourd’hui encore marquée par des principes pédagogiques anciens qui se révèlent peu efficaces. Ce constat n’est d’ailleurs par propre au cas français puisqu’il se retrouve dans de nombreux pays comparables. Seul un investissement très conséquent dans la formation initiale et continue des enseignant·es pourrait faire évoluer la situation. Les résultats de notre enquête le démontrent : la qualité pédagogique du manuel est importante, mais la façon de l’utiliser l’est tout autant. Un accompagnement pédagogique renforcé, nourri des résultats de la recherche, est absolument crucial pour aider les enseignant·es à mettre en place des gestes professionnels efficaces en matière d’enseignement de la lecture.

Permettre aux enseignant·es de choisir des manuels d’enseignement de qualité,
développer des actions de formation au plus près des réalités des classes et
qui s’inscrivent dans la durée : voici sans doute les leviers qui donneraient aux
enseignant·es les moyens d’exercer une liberté pédagogique instruite en matière
d’enseignement de la lecture. L’enjeu est décisif, en termes d’amélioration des
résultats du système éducatif français, mais aussi de justice sociale : trop
d’élèves, très souvent issus des milieux populaires, sont aujourd’hui en difficulté
en lecture à l’issue de l’année de CP."


[1"Méthode phonique synthétique stricte" : celle qui apprend à décoder sur des textes 100% déchiffrables, sans aucune lecture devinette et sans aucune reconnaissance globale de "mots-outils". D’aucuns parlent aussi à son égard de "méthode syllabique stricte". Et lui reprochent de ne permettre que des textes d’une pauvreté affligeante. Or sur les trois manuels pratiquant cette méthode recensés par l’enquête, la plus diffusée (Je lis, j’écris, Les Lettres bleues éditeur) est sous-titrée « Un apprentissage culturel de la lecture », et propose aux élèves, de fait, une richesse lexicale, textuelle et artistique sans équivalent.

"Méthodes phoniques mixtes" : celles qui enseignent les correspondances grapho-phonologiques sans décodage mais avec des "leçons de sons" ; qui utilisent des énoncés écrits incomplètement décodables ; qui recourent à l’utilisation de "mots outils" et à la lecture devinette.