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Déchiffrer pour comprendre

samedi 24 décembre 2016, par Janine Reichstadt

L’enquête Lire et écrire (désignée ici ELE) coordonnée par Roland Goigoux, vient de faire l’objet d’un rapport dont la richesse et la précision de l’observation des pratiques d’enseignement de la lecture constitue un atout majeur pour développer et approfondir nos connaissances en la matière. L’échantillon est important : il concerne 2507 élèves répartis dans 14 académies et131 classes où les enquêteurs se sont rendus pendant trois semaines différentes au long de l’année scolaire 2013-2014, munis de grilles d’observations et d’outils de mesure très substantiels.

Le rappel des intentions à l’origine de cette recherche l’indique clairement : « Nous voulions identifier les caractéristiques didactiques de celles [les manières de faire des enseignants] qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. (…) Nous pensions que nos résultats pourraient alimenter la réflexion sur le pilotage du système scolaire (…) et sur les contenus de la formation initiale et continue des enseignants. » (p.22) Ainsi, l’ambition de connaissance de cette enquête se double ouvertement de la perspective de produire des effets importants sur l’enseignement de la lecture y compris au niveau institutionnel, ce qui situe bien la hauteur des enjeux de l’entreprise.

Jean-Pierre Terrail le souligne [1], l’enquête ELE vient conforter les enseignements d’autres enquêtes et notamment ceux du National Reading Panel (USA, 1999), qui insistent sur l’importance décisive de la maîtrise du code dans l’accès à la compréhension. Après plusieurs décennies de volonté de refuser d’admettre ce lien étroit, le voir réaffirmé au travers d’une enquête sérieuse riche d’enseignements, crée une situation inédite qui fait appel à la poursuite de la réflexion sur des points saillants des principes méthodologiques en jeu dans les apprentissages.

Quel apprentissage efficace du déchiffrage ?

Insister sur le fait que lire c’est comprendre ne règle pas, sans examen serré, la question de la voie efficace pour y parvenir. Aussi bien les chercheurs que les enseignants reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’apprendre à déchiffrer aux apprentis lecteurs : le rôle du code dans la lecture a retrouvé la reconnaissance d’une importance que la rénovation des années 1970 a failli lui faire perdre. Et pourtant il n’est pas possible de se satisfaire du flou qui règne encore sur certains principes incontournables sans lesquels l’enseignement du déchiffrage n’est pas en mesure de construire les capacités lectorales des élèves tendus vers la compréhension.

De la déchiffrabilité des textes

L’enquête ELE s’est livrée à une mesure source d’enseignements particulièrement instructifs qui touche à la déchiffrabilité des textes donnés à lire aux élèves. « Nous avons appelé « rendement effectif » le pourcentage de graphèmes déchiffrables des textes supports à l’enseignement de la lecture utilisés en dixième semaine. » (p.99) Dans les classes observées par l’enquête, les textes proposés alors aux élèves comportent en moyenne 43% de graphèmes déchiffrables, un pourcentage qui recouvre des écarts très importants puisque cette déchiffrabilité varie de 11% à 76%. Cela conduit le rapport à remarquer que d’un pourcentage à un autre « L’activité intellectuelle demandée aux élèves, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est donc pas du tout la même. » (p.393) Si 43% est très en deçà d’un minimum nécessaire pour tout le monde, ce taux est particulièrement pénalisant pour les élèves initialement faibles dont les progrès ont besoin de rendements effectifs supérieurs ou égaux à 57 %. Après un tel rapprochement entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves, il va être difficile de continuer à réduire le déchiffrage à une activité de bas niveau, confinée dans des automatismes de peu de sens, ennuyeux, trop éloignés des ambitions que l’école se doit d’avoir pour ses jeunes apprentis lecteurs.

Mais insister sur le rapport entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves ne nous donne pas encore la clé des voies d’accès au déchiffrage des textes déchiffrables.

Quand deviner s’invite dans les manuels

L’enquête ELE le confirme, la très grande majorité des manuels utilisés par les enseignants renvoie à la logique de l’approche « intégrative » qui inclut un travail du décodage très différent de celui de l’approche syllabique. A cet égard, le Guide pédagogique accompagnant le manuel A l’école des albums qui reçoit une mention spéciale dans l’enquête en raison de son tempo rapide (défini ci-après), est clair sur les recommandations qu’il adresse aux enseignants. Il s’agit d’apprendre aux élèves l’utilisation, de façon simultanée ou séparée selon les cas, de quatre stratégies de décodage : 1/ la reconnaissance d’un mot déjà rencontré ; 2/ le déchiffrage total ou partiel du mot ; 3/ la compréhension du mot grâce au contexte et sa vérification par tâtonnement en recherchant des indices pour vérifier des hypothèses ; 4/la reconnaissance d’un mot dit « masqué » (mot dérivé ou mot ayant subi une variation morphologique).

Le manuel qui s’appuie sur ces recommandations procède par entrée phonémique, il va explicitement des phonèmes vers les graphèmes. Aussi, après le repérage du phonème du jour à partir de dessins, et le graphème présenté, des combinaisons syllabiques sont enseignées, suivies de mots déchiffrables, mais les phrases et les textes offerts à la lecture contiennent beaucoup de mots dont l’identification devra faire appel à de la reconnaissance globale, à des hypothèses à partir du contexte, à de la devinette. Le taux de déchiffrabilité des supports de lecture d’À l’école des albums est de 52% : l’étude des correspondances graphophonologiques sont loin de reposer sur cette systématicité essentielle de l’approche syllabique que nous expliciterons plus loin. Brouillée par l’introduction de stratégies qui lui sont étrangères, l’étude de ces correspondances devient parfaitement équivoque. Force est de constater que l’ensemble des manuels « intégratifs » sont dans la même équivocité.

Du côté de la formation des maîtres

Il n’y a pas que les manuels et les guides pédagogiques qui proposent des démarches conduisant les élèves à deviner, des lieux de formation des enseignants importants le font également. Il importe de le rappeler ici afin de bien se représenter les enjeux majeurs sur lesquels repose la réflexion des pratiques enseignantes.

Télé Formation Lecture (TFL) est un site [2] fondé par Alain Bentolila. Créé à partir d’un partenariat entre l’Université Paris V et l’IUFM de Créteil, il est destiné aux formateurs, aux enseignants et aux étudiants. Un espace vidéo permet de visualiser de nombreuses séances d’apprentissage de la lecture au CP, se présentant comme autant d’exemples de pratiques pouvant être valablement suivies. L’avantage de ces vidéos accompagnées de commentaires explicatifs est de permettre de bien se représenter la façon dont concrètement l’identification des mots en vient à recourir au contexte et à la devinette. Qu’on en juge.

Le texte d’un article de magazine sur le carnaval est reproduit au tableau. Après un temps de lecture silencieuse le tableau est refermé et les élèves doivent dire ce qu’ils ont réussi à lire, à comprendre, ce dont ils se souviennent. Le tableau est rouvert et suit une « Deuxième lecture et pêche aux mots lus ». Le commentaire qui accompagne la vidéo indique explicitement que les élèves « pêchent » dans le texte les mots, les expressions et les morceaux de phrases qu’ils savent lire, la tâche de l’enseignante étant d’encadrer ces mots désignés par quelques élèves venus au tableau. Pour chaque vidéo le commentaire renvoie à des notions analysées par ailleurs sur le site. Ici nous pouvons aller vers « Reconnaissance logographique - Reconnaissance orthographique - Stratégie de lecture ».

Une vidéo suivante montre le travail sur tout ce qui n’a pas été lu et pose problème. Ainsi, les mots non lus dits difficiles « sont devinés par le sens de la phrase ou analysés au cas par cas en cherchant les syllabes. » Le renvoi aux notions analysées par ailleurs dirige vers « Contexte » - « Stratégie de lecture » - « Construction du sens ».

La vidéo intitulée « Arrêt sur un mot qui pose problème » est accompagnée de ce commentaire : « L’enseignante relit elle-même tout ce qui a été découvert et, grâce au sens, elle fait deviner les mots qui restaient à lire, tous collaborent. Elle rectifie les confusions. Si un mot n’est pas deviné par le sens, l’enseignante s’arrête et conduit le travail d’analyse. Travail entre ce que l’on voit et ce qui s’entend. »

Vient ensuite une « 3e relecture avec le ton ». « Cette fois, les élèves suivent des yeux le texte lu par la maîtresse. Par sa lecture orale l’enseignante donne le ton et aide à la compréhension. Elle pose des questions pour vérifier si le sens du texte est compris. » La notion à consulter est « Lecture à voix haute » faite par l’enseignante.

Lors de la transcription écrite d’un mot dicté les élèves sont invités à écrire les lettres du mot en se référant aux mots-clés affichés et utilisés toute l’année. Ils peuvent ainsi se référer au « b » de bonbon et au « ê » de pêche pour écrire « bê » de « bêtise ». De même que dans la lecture, l’écriture de la lettre n’a pas gagné son autonomie puisque là aussi un contexte de mots la contenant est requis pour la tracer. L’absence du nécessaire travail systématique sur les correspondances graphophonémiques en mesure de construire l’autonomie des élèves dans l’encodage des mots les condamne à demeurer tributaires de la copie de tracés repérés dans des mots-clés de référence, comme ils étaient tributaires de la lecture logographique et de la devinette dans la lecture du texte.

Ces vidéos et les commentaires qui les accompagnent nous éclairent sur des choix de formation des enseignants que l’on retrouve dans l’ensemble de la littérature pédagogique. Aussi n’est-il pas impossible que la liberté pédagogique des enseignants ait quelque mal à s’abstraire de ces choix, tant leur congruence se trouve affirmée.

L’incontournable systématicité de la démarche syllabique

Les classes de l’échantillon de l’enquête ELE consacrent en moyenne 7h22 à l’enseignement du lire-écrire au CP, ce qui n’est pas mince, mais cette moyenne renferme des disparités importantes. « Les 10% des classes qui y allouent le moins de temps y consacrent en moyenne 311 minutes hebdomadaires, soit 5h11 tandis que les 10% des classe qui y consacrent le plus de temps y allouent en moyenne 609 minutes, soit 10h09. » (p.212) Le temps consacré à une activité importe sans nul doute : passer comme c’est le cas ici du simple au double d’une classe à l’autre pour le temps consacré au lire-écrire n’est certainement pas sans effets. Toutefois, nous savons aussi combien le contenu de l’activité et ses modalités d’exercice sont déterminants.

Les capacités de déchiffrage des élèves varient tout au long de l’année en fonction de l’avancée dans l’étude des correspondances graphophonémiques. Mais quel que soit le moment de l’année, il est décisif qu’une concordance parfaite s’établisse entre le niveau de cette étude et le taux de déchiffrabilité des textes qui, en conséquence, ne peut être inférieur à 100% : aucun texte ne peut avoir vocation à contenir des graphèmes non encore étudiés. Ce principe qui unit de façon indissociable tout travail sur la compréhension de l’écrit aux possibilités de le déchiffrer de façon habile et précise est loin d’être reconnu par tous. Bien d’autres stratégies de « lecture » compréhensive sont à l’œuvre dans les manuels, les guides pédagogiques et les recherches en didactique.

L’enquête ELE mesure la vitesse à laquelle le code est étudié au travers d’une variable appelée « tempo » qui indique le nombre de correspondances graphophonémiques étudiées de manière explicite au cours des neuf premières semaines de classe. Le graphique 71 du rapport (p.253) montre combien les différences sont importantes. Les classes les plus lentes n’en étudient que 6 en moyenne quand les plus rapides en étudient 20. Or « L’élévation du tempo influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture. En code cette influence atteint son maximum pour un tempo de 14 ou de 15 et la valeur palier se situe à 11 ou 12 en fonction du niveau initial des élèves. » (p.347) Les tempos les plus lents pénalisent donc les élèves, surtout s’ils sont initialement faibles. C’est que ces élèves « n’ont pas suffisamment d’éléments à leur disposition pour réussir à décoder les écrits proposés en classe, ils progressent moins. » (p.394)

La relation entre les capacités de décodage des élèves et leur activité intellectuelle se trouve ici confirmée. Le rapport le dit clairement : « Le choix d’un tempo rapide est bénéfique car il accroit la clarté cognitive des élèves et leur capacité d’auto-apprentissage, tout en évitant découragements et tâtonnement hasardeux. En sélectionnant les textes supports en fonction des correspondances étudiées et en proposant des tâches de déchiffrage à la portée des élèves, les enseignants favorisent leurs réussites, mobilise leur attention et leur mémorisation tout en développant leur sentiment de compétence. » (p.395)

Le choix d’un tempo rapide a donc manifestement des effets bénéfiques dont il faut tenir compte, toutefois il ne saurait par ses seules vertus constituer un critère suffisant pour juger de l’efficacité de l’enseignement car demeure entière la question du traitement de ces correspondances, même lorsqu’elles sont jugé en nombre suffisant : la mesure quantitative de celles-ci ne clôt pas la réflexion sur leur traitement qualitatif qui nous renvoie invariablement au débat sur le caractère incontournable de la systématicité contenue dans le principe syllabique.

Lorsqu’à partir du ou des graphème(s) de la leçon du jour on a appris la valeur sonore des syllabes, celles-ci sont sans détour ni retard, utilisées, prises en charge dans des mots que l’on s’entraine à lire à haute voix (en s’appuyant également sur les apprentissages des leçons précédentes). Tous les écrits du jour sont ainsi parfaitement déchiffrables parce que leur lecture s’articule immédiatement et exclusivement à la connaissance des combinaisons syllabiques des graphèmes étudiées, sans qu’aucune autre stratégie de lecture ne vienne la concurrencer. C’est précisément ce que ne fait pas la démarche « intégrative » ou mixte qui donne à lire aux élèves des phrases et des textes dont les mots peuvent faire l’objet d’un déchiffrage total ou simplement partiel, d’une reconnaissance globale ou d’hypothèses construites à partir du contexte linguistique ou imagier, ou encore de réminiscences de lectures où on va puiser des indices. Lorsque les élèves sont invités à lire, il leur faut à chaque fois chercher le moyen qui leur parait le mieux approprié pour identifier les mots, dans le but de trouver la « bonne » stratégie pouvant « convenir » [3]. Dans cette démarche, la connaissance des correspondances graphophonologiques étudiées perd alors l’efficacité qu’elle peut recéler, prise qu’elle est dans le jeu des concurrences auxquelles elle est soumise. On l’aura compris, c’est au maintien de la lecture à l’écart rigoureux de ces concurrences que se manifeste la nature propre de la syllabique. Dire qu’elle n’a pas le monopole de la syllabe est parfaitement juste, à condition toutefois d’ajouter qu’elle a celui des exigences qui commandent cette façon de la traiter que nous venons d’expliciter.

Pour un objectif d’apprentissage clairement identifié

Cette insistance qui est la nôtre sur la nécessité de respecter l’unicité de la logique d’apprentissage de l’identification des mots rejoint ce que souligne Stanislas Dehaene lorsqu’il s’attache à montrer l’importance de l’attention, de la concentration pour s’approprier efficacement des savoirs, parvenir à réussir une activité, construire une mémoire de travail active. D’où la nécessité d’orienter l’attention vers l’objet étudié, le niveau pertinent, approprié, et donc laisser de côté tout ce qui détourne l’enfant de l’objectif d’apprentissage retenu : ne pas créer de double ou triple tâche qui distrait sa concentration. Or c’est ce que font les manuels et les pratiques qui confrontent les élèves à plusieurs stratégies censées identifier les mots.

Dans de très nombreux manuels et cahiers d’exercices, y compris dans le processus même d’apprentissage de la lecture, le dessin et l’illustration occupent une place très importante. Cette place se trouve regardée d’un œil circonspect par José Morais qui écrit fort justement : « les images attirent l’attention visuelle des enfants beaucoup plus que les lettres. L’abécédaire traditionnel n’est certainement pas la meilleure manière de faire connaître les lettres aux enfants, et cela vaut pour tout matériel qui éloigne l’attention de l’enfant des caractéristiques distinctives des lettres. Le meilleur contexte pour apprendre les lettres, c’est le mot écrit sans image associée et sans ornementation. » [4]. Le symbolisme de l’image est étranger à celui de la lettre.

Les supports qui ne clarifient pas cette distinction capitale entre l’image et le mot ne peuvent que conduire les élèves à s’écarter de la nature même de l’acte de lire : ils sont forcément source de ralentissements inutiles de l’apprentissage, de confusions multiples et donc, ce qui est plus grave, d’inexactitudes dans les lectures intellectuellement néfastes, sources d’insécurité pour les élèves à qui on n’offre pas les clés incontournables de leur autonomie de lecteurs efficaces, en capacité de s’engager dans une activité scolaire exigeante.

Orthographe et étude de la langue

La relation positive entre les activités de décodage et d’encodage soulignée par de nombreux chercheurs, est confirmée par l’enquête ELE. L’association des deux activités favorise l’apprentissage des correspondances graphophonologiques et celui de l’orthographe. Toutefois cette influence demeure modeste dans les classes de l’enquête. Les lapins courent vite, phrase dictée en fin de CP connait des résultats très faibles, puisque les trois quarts des élèves ne mettent aucune marque de pluriel, que le dernier quart se partage entre marques incorrectes et marques correctes, et que « seul 1% des élèves marque correctement le pluriel à la fois sur le nom et le verbe. » (p.405) Le marquage du pluriel n’est donc accessible qu’à une fraction marginale de l’échantillon en fin de CP. « En fin de CE1, les marques de nombre nominales et verbales sont maîtrisées par 30% des élèves », ce qui demeure nettement insuffisant.

José Morais l’exprime très précisément dans l’ouvrage précédemment cité : « Il a été démontré qu’une faible habileté de décodage perturbe l’apprentissage orthographique, et que cette faiblesse en décodage ne peut être compensée par des habiletés visuo-orthographiques : le niveau des choix orthographiques est toujours lié au niveau de l’habileté de décodage. » D’où, pouvons-nous ajouter, le rôle décisif de la lecture à haute voix indispensable pour travailler et s’assurer de l’habileté de décodage.

Puisque la lecture est une activité visuelle, l’a-t-on déclaré, l’interdit de la lecture à haute voix a connu ses heures de gloire chez certains pédagogues à partir de la rénovation des années 1970. L’enquête ELE confirme l’inanité d’un tel interdit de façon claire. « La durée hebdomadaire de la lecture à haute voix influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture, en particulier celles des élèves initialement faibles et intermédiaires. » (p.351) Plus de 30 minutes par semaine est nécessaire.

La question de l’étude de la langue est également observée dans l’enquête ELE qui conclut à un effet positif du temps qui lui est consacré sur les performances des élèves : « Il apparait que les classes qui consacrent plus de temps à l’étude de la langue sont celles qui progressent plus en lecture- écriture. » (p.361) Or cet aspect important des activités de la classe ne trouve pas toujours la place qui lui revient dans les pratiques. « Un premier examen des séances videos enregistrées dans les classes les plus efficaces, révèle que les enseignants y font preuve d’une forte vigilance métalinguistique : ils signalent explicitement le passage de l’usage de la langue à son étude (…), ils utilisent avec rigueur un nombre limité de métatermes (phrase, nom, verbe, masculin/féminin, singulier/pluriel). Ces maitres effectuent une transmission plus réflexive des savoirs que ceux des classes les moins efficaces, en s’appuyant sur les interactions entre élèves comme sur les interactions maitre-élève. » (p.407)

Ce recueil d’informations sur cet aspect des pratiques conduit les auteurs du rapport à souligner à juste titre « l’importance de la formation initiale et continue des enseignants pour ce qui est de l’étude de la langue. » Effectivement, le sens des écrits se construit dans la matérialité de la langue qu’il est nécessaire d’enseigner explicitement comme objet d’étude, afin que les élèves puissent commencer à entrer dans une représentation épistémique des contenus d’apprentissages. C’est l’intelligibilité même de ces contenus qui se trouve en jeu ici dans la formation des enseignants.

Lecture et compréhension

L’entendu, le lu et le compris

Le rapport de l’enquête souligne que les élèves passent beaucoup de temps « à traiter des tâches de lecture-compréhension de manière individuelle et souvent hors de la présence de l’enseignant », alors que « les moments où ils sont incités à expliquer/reformuler le sens, à évoquer une représentation mentale ou à produire un rappel de récit n’occupent que 19 minutes par semaine en moyenne. » (p.400) Or les performances de très nombreux élèves sont insuffisantes, comme le sont les activités de compréhension explicites auxquelles peu de temps est consacré.

Les mesures de l’enquête ELE différencient la compréhension en lecture autonome des élèves et la compréhension en lecture entendue. Bien que globalement les scores en compréhension soient faibles, « mieux les élèves comprennent les textes qu’on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu’ils lisent seuls. » (p. 398) Que la compréhension de l’entendu ait un effet positif sur la compréhension du lu n’est pas surprenant : la compréhension se forge dans le langage, des mots entendus ou lus et finit par s’émanciper de ses origines, la parole d’autrui et/ou la lecture personnelle, pour s’actualiser, fonctionner dans l’écoute des paroles, la réflexion personnelle ou la lecture de textes, sans que nous sachions le plus souvent à quelles origines plus ou moins lointaines raccrocher cette compréhension.

Pour comprendre les textes qu’ils lisent, les élèves mettent à profit tout ce qu’ils apprennent dans l’ensemble des activités de la classe (y compris bien sûr dans les lectures entendues) et par ailleurs dans la vie hors de l’école : l’ensemble de ces apprentissages définissent leurs connaissances, leur culture. Lorsqu’il s’agit de lire, le rapport de l’enquête le confirme : « l’épreuve de compréhension autonome est très sensible aux compétences acquises dans le domaine du décodage. » Et il ajoute : « Pour les élèves dont le niveau en compréhension est faible ou intermédiaire en début d’année, la maîtrise du code pourrait, en partie, compenser leurs faiblesses en compréhension. » (p.354)

Cette relation de dépendance entre la maîtrise du code et la compréhension se trouve par ailleurs réaffirmée par Roland Goigoux dans son intervention aux Controverses de Descartes de mars 2016 lorsqu’il dit : « le décodage pèse très lourd dans la compréhension ». Et pourtant en novembre 2014, dans ses réponses aux questions posées par le Conseil Supérieur des Programmes en vue de contribuer à l’élaboration des projets de programmes [5], il développe une conception du travail de la compréhension qui ne conclut pas à un tel poids du décodage dans la compréhension.

La compréhension de l’écrit indépendante du déchiffrage ?

Dans ses réponses au CSP Roland Goigoux considère que les tâches et les supports des programmes de 2008 sont contestables pour les raisons suivantes : « Elles laissaient entendre qu’au CP les élèves devaient « s’entraîner à lire des mots connus », c’est-à-dire entièrement déchiffrables, autrement dit encore, dont l’ensemble des correspondances graphophonologiques requises avaient été préalablement étudiées (ce qui est la définition d’une approche exclusivement « syllabique ») et « à écrire seuls des mots déjà connus », c’est-à-dire qu’ils excluaient aussi les tâtonnements en écriture. » Cette présentation des programmes de 2008 se termine par ces mots : « Je proposerai plus bas de supprimer ces deux idées néfastes. »

Remarquons que s’entraîner à lire des mots connus ne signifie pas nécessairement qu’ils sont entièrement déchiffrables, ils peuvent être reconnus globalement, mais quoi qu’il en soit, le caractère néfaste de la lecture et de l’écriture de mots entièrement déchiffrables est affirmé ce qui semble indiquer une nette préférence pour une approche qui ne confie pas la compréhension à la déchiffrabilité complète des textes.

Par ailleurs, toujours dans cette contribution de 2014, Roland Goigoux fait référence à la conférence de consensus de 2003 où le jury s’était accordé « pour penser que les élèves en phase d’apprentissage du code ou qui éprouvent des difficultés sérieuses à identifier les mots ne sont pas à même de conduire une activité de compréhension au cours même de la lecture. » (p.6) La conséquence qui semble s’imposer devant un tel consensus devrait nous conduire à renforcer le travail d’identification efficace des mots. Ce n’est pas ce qu’envisage Roland Goigoux qui en tire la conséquence concrète suivante : « dissocier [souligné par nous] l’enseignement de la compréhension, de la lecture autonome réalisée par les élèves au CP et en début de CE1 », car « si le travail d’automatisation des processus d’identification des mots est nécessaire, il n’est pas suffisant » (p.6). Que la technique du déchiffrage pleinement acquise, automatisée, ne soit jamais une garantie absolue de compréhension, doit-il conduire à séparer l’enseignement des compétences de décodage de l’enseignement des compétences de compréhension ? Il le semble bien puisque quelques pages plus loin nous pouvons lire : « les compétences de décodage et de compréhension contribuent de manière significative, mais indépendante [souligné par nous], à la performance en lecture. » (p.18)

Cette indépendance affirmée entre la compréhension et le décodage trouve une de ses justifications majeures dans la position suivante : « L’enrichissement lexical, indispensable pour une école qui veut compenser les inégalités sociales, doit donc se faire à partir de l’étude de textes choisis en fonction de leur intérêt symbolique, affectif, culturel et linguistique, pas en fonction de l’étude du code graphophonologique. » (p.12) Comme les élèves de milieux populaires sont déclarés par ailleurs payer cher une centration trop forte sur le décodage au détriment de tout l’apport culturel scolaire dont ils ont besoin, ils devraient donc bénéficier tout particulièrement de l’apport de textes entendus et non pas lus de façon autonome. Les faibles scores en fluence d’un fort pourcentage d’élèves de l’enquête ELE, la faible déchiffrabilité des supports de lecture et les faibles scores en compréhension devraient plutôt nous inciter à proposer aux enseignants une tout autre démarche que celle du travail de la compréhension en dehors du déchiffrage [6].

Ce n’est pas du tout ce que préconise Roland Goigoux qui, dans sa contribution aux travaux du CSP écrit page 10 : « Au cours préparatoire, voire parfois au début du CE1, un enseignement de la compréhension pourrait être construit sur le modèle de celui de l’école maternelle à base de lectures réalisées à haute voix par l’enseignant. Il ne faut plus faire dépendre cet enseignement de la capacité de déchiffrage des élèves : cela conduit systématiquement les enseignants à le différer au CE2. Bref, il faut inciter les enseignants de CP à ne pas utiliser les mêmes supports pour, d’une part, l’enseignement du code graphophonologique et du déchiffrage collectif de textes nouveaux et, d’autre part, pour l’enseignement explicite de la compréhension, en lien avec l’acquisition de nouvelles connaissances lexicales et encyclopédiques. » Cet enseignement explicite de la compréhension pourrait reposer sur des supports destinés à la lecture à haute voix de l’enseignant « de récits psychologiquement et culturellement pertinents ».(p.11)

Comprendre en déchiffrant des textes ambitieux

Roland Goigoux et Sylvie Cèbe proposent [7] des pistes pour travailler la compréhension telles que la recherche du rôle des inférences, des raisons d’agir des personnages, de leurs connaissances, sentiments, croyances, raisonnements, pertinentes pour interroger les textes, mais, on l’aura compris, cette pertinence n’a de sens véritable selon nous que lorsque les élèves sont à même de conduire cette recherche en étant en possession des moyens de la lecture autonome. La compréhension en lecture ne peut que profiter amplement de tout ce qui par ailleurs est lu par l’enseignant, appris dans l’ensemble des activités de la classe et ailleurs, mais cela n’implique pas de distinguer comme Roland Goigoux le faisait en 2014 et le reprécise lors de la Conférence de Consensus de mars 2016, trois types d’approches : 1/ l’enseignement des correspondances graphophonémiques dans des supports ad-hoc ; 2/ le travail sur les interactions décodage/ accès au sens sur des textes simples, en grande partie déchiffrables [seulement en grande partie] ; 3/ l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes lus à haute voix par l’enseignant.

Cette lecture à haute voix entendue par les élèves mobilise forcément la mémoire. Lorsque l’élève a oublié un aspect du texte, même très factuel, qui joue un rôle important dans la compréhension, il a besoin d’une répétition de la lecture. À l’échelle d’une classe qui ne concentre pas les inattentions ou les oublis sur un même moment du texte, savoir ce qui explique les réponses sur lesquelles il va falloir travailler pour avancer dans la compréhension devient délicat. Sommes-nous à chaque fois confrontés à un problème d’attention, de mémorisation, de compréhension proprement dite, et dans quelles proportions ? Quand tous ont le texte sous les yeux, tous peuvent se prononcer en s’appuyant sur une même littéralité à partir de laquelle il est possible de faire le partage entre l’inattention, l’oubli et l’incompréhension.

L’enquête ELE ne semble pas encourager la lecture à haute voix de l’enseignant puisque « De manière paradoxale, on observe qu’un temps important alloué à l’écoute de textes lus par le maitre produit un effet négatif sur les performances des élèves à l’épreuve de « compréhension autonome » et n’a aucun effet sur la compréhension d’un texte entendu. »(p.355) Ce résultat est-il vraiment paradoxal ?

Quoi qu’il en soit nous ne pouvons que souhaiter qu’il alimente la réflexion sur le pilotage du système scolaire et les contenus de la formation des enseignants.

Un manuel qui ne donne à lire que des textes entièrement déchiffrables prend au sérieux le fait que lire c’est chercher du sens aux textes lus de façon autonome. Cette autonomie est décisive car elle signe le statut du jeune lecteur fier de s’approprier les compétences de la lecture. Sans elle il est condamné à des bricolages couteux et stériles qui ne peuvent que décourager son désir et son plaisir de s’emparer de la culture de l’écrit. Avec des textes ambitieux effectivement lus, les élèves développent leurs « connaissances lexicales et encyclopédiques » et entrent dans des « récits psychologiquement et culturellement pertinents ».

C’est texte en main que les élèves peuvent participer à des débats sur ce qu’ils comprennent et interprètent d’écrits exigeants. Dissocier le travail de décodage sur des textes simples de l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes entendus n’a aucune légitimité, car c’est priver les élèves de la découverte par eux-mêmes de la richesse lexicale, syntaxique, intellectuelle, affective, d’écrits dont la lecture autonome leur est accessible. Tous les élèves ont besoin que de telles ambitions soient respectées y compris donc les élèves d’origine populaire dont on craint trop souvent qu’ils pourraient ne pas être à la hauteur. La réflexion sur leurs ressources en tant qu’êtres de langage [8] et l’expérience montrent qu’ils sont capables de s’approprier de telles ambitions à condition toutefois que l’école se soucie de travailler l’intelligibilité de ses contenus d’apprentissages, sans rien déléguer aux familles. L’apprentissage de la lecture s’inscrit pleinement dans cette recherche générale de l’intelligibilité.

L’autonomie dans l’accès au sens se construit pas à pas, dans la progression des leçons. L’enseignant peut bien commencer par lire le texte que les élèves suivent des yeux, mais c’est leur lecture autonome qui va guider le travail sur la compréhension. Les apprentis lecteurs devront bien sûr s’entrainer à maîtriser le déchiffrage du texte en respectant scrupuleusement la ponctuation dont le sens leur aura été enseigné de façon explicite. Ils devront également être à l’aise pour poser toutes les questions relatives à la signification des mots qu’ils ignorent. Pourra alors commencer tout un travail sur la compréhension du texte et les interprétations qui relèvent d’un véritable débat littéraire tout à fait possible avec des élèves de CP. L’expérience montre qu’ils en sont très friands dans tous les milieux socio-culturels.

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Roland Goigoux lui-même le dit à la Conférence de Consensus de mars 2016 : « Les élèves sont curieux de comprendre comment ça marche (…) Les gamins, le déchiffrage ça les passionne quand on arrête d’en faire une tâche ennuyeuse. C’est une aventure, c’est une aventure intellectuelle, c’est une vraie curiosité. » Effectivement, mais ça n’est une vraie curiosité, une aventure intellectuelle, que si précisément on intellectualise l’aventure en travaillant sans biais, sans détours, les trésors de sens que recèle le déchiffrage. En procédant ainsi il n’est jamais une tâche ennuyeuse, il mobilise l’intérêt, le plaisir des écoliers devenant lecteurs.

L’enquête ELE se signale par la précision et la richesse de la description des pratiques d’enseignement de la lecture qui peuvent lui permettre de faire autorité sur un ensemble de recommandations destinées à la formation initiale et continue des enseignants. Sa « philosophie générale » de l’importance de l’enseignement du déchiffrage dans l’accès à la compréhension de l’écrit, offre à cet égard des perspectives qui peuvent nous permettre d’envisager à la suite de Jean-Pierre Terrail que nous serions à la fin d’un cycle historique qui a plombé cet enseignement.

Il ne faudrait toutefois pas que l’on en tire des recommandations hâtives qui confieraient l’essentiel du travail de la compréhension à de la lecture à haute voix de l’enseignant, ou que l’on cesse de s’interroger sur les modalités du travail de décodage, en considérant que le nombre de correspondances graphophonémiques étudiés puisse être un critère suffisant pour permettre aux élèves de devenir des lecteurs habiles, heureux de pouvoir comprendre ce qu’ils lisent. Tous les maîtres « font du décodage », cela ne fait pas de doute, mais les résultats alarmants en fluence montrent que nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur l’inégale efficacité des manières de conduire cet apprentissage, y compris avec les enseignants expérimentés que sont ceux de l’enquête.

Dans son dernier ouvrage José Morais écrit : « En fin de CP, l’élève doit être lecteur et scripteur autonome. C’est le premier niveau de la littératie. » [9] Et de la démocratie ajoute-t-il dans des développements particulièrement féconds où il explique les raisons profondes pour lesquelles il a fait le choix de la démocratie, et comment la littératie (appropriation et utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée) s’inscrit dans ce choix. C’est que le processus de démocratisation a besoin de la pensée libre, critique, d’un haut niveau d’exigence intellectuelle dans tous les domaines de la connaissance et de la réflexion, une pensée qui à son tour peut devenir garante de l’exercice de la démocratie lorsque celle-ci a réussi à s’imposer.

On l’aura compris, cela signifie que les exigences de la démocratie s’appuient fondamentalement sur un peuple lettré maîtrisant parfaitement les conditions premières de l’exercice de la littératie, à savoir le lire-écrire. Il est possible aujourd’hui d’envisager sereinement une réflexion collective sur les moyens de faire en sorte que cesse l’aberration des échecs d’un nombre beaucoup trop important d’écoliers dès les premiers apprentissages.

L’enquête Lire et écrire (désignée ici ELE) coordonnée par Roland Goigoux, vient de faire l’objet d’un rapport dont la richesse et la précision de l’observation des pratiques d’enseignement de la lecture constitue un atout majeur pour développer et approfondir nos connaissances en la matière. L’échantillon est important : il concerne 2507 élèves répartis dans 14 académies et131 classes où les enquêteurs se sont rendus pendant trois semaines différentes au long de l’année scolaire 2013-2014, munis de grilles d’observations et d’outils de mesure très substantiels.

Le rappel des intentions à l’origine de cette recherche l’indique clairement : « Nous voulions identifier les caractéristiques didactiques de celles [les manières de faire des enseignants] qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. (…) Nous pensions que nos résultats pourraient alimenter la réflexion sur le pilotage du système scolaire (…) et sur les contenus de la formation initiale et continue des enseignants. » (p.22) Ainsi, l’ambition de connaissance de cette enquête se double ouvertement de la perspective de produire des effets importants sur l’enseignement de la lecture y compris au niveau institutionnel, ce qui situe bien la hauteur des enjeux de l’entreprise.

Jean-Pierre Terrail le souligne [10], l’enquête ELE vient conforter les enseignements d’autres enquêtes et notamment ceux du National Reading Panel (USA, 1999), qui insistent sur l’importance décisive de la maîtrise du code dans l’accès à la compréhension. Après plusieurs décennies de volonté de refuser d’admettre ce lien étroit, le voir réaffirmé au travers d’une enquête sérieuse riche d’enseignements, crée une situation inédite qui fait appel à la poursuite de la réflexion sur des points saillants des principes méthodologiques en jeu dans les apprentissages.

Quel apprentissage efficace du déchiffrage ?

Insister sur le fait que lire c’est comprendre ne règle pas, sans examen serré, la question de la voie efficace pour y parvenir. Aussi bien les chercheurs que les enseignants reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’apprendre à déchiffrer aux apprentis lecteurs : le rôle du code dans la lecture a retrouvé la reconnaissance d’une importance que la rénovation des années 1970 a failli lui faire perdre. Et pourtant il n’est pas possible de se satisfaire du flou qui règne encore sur certains principes incontournables sans lesquels l’enseignement du déchiffrage n’est pas en mesure de construire les capacités lectorales des élèves tendus vers la compréhension.

De la déchiffrabilité des textes

L’enquête ELE s’est livrée à une mesure source d’enseignements particulièrement instructifs qui touche à la déchiffrabilité des textes donnés à lire aux élèves. « Nous avons appelé « rendement effectif » le pourcentage de graphèmes déchiffrables des textes supports à l’enseignement de la lecture utilisés en dixième semaine. » (p.99) Dans les classes observées par l’enquête, les textes proposés alors aux élèves comportent en moyenne 43% de graphèmes déchiffrables, un pourcentage qui recouvre des écarts très importants puisque cette déchiffrabilité varie de 11% à 76%. Cela conduit le rapport à remarquer que d’un pourcentage à un autre « L’activité intellectuelle demandée aux élèves, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est donc pas du tout la même. » (p.393) Si 43% est très en deçà d’un minimum nécessaire pour tout le monde, ce taux est particulièrement pénalisant pour les élèves initialement faibles dont les progrès ont besoin de rendements effectifs supérieurs ou égaux à 57 %. Après un tel rapprochement entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves, il va être difficile de continuer à réduire le déchiffrage à une activité de bas niveau, confinée dans des automatismes de peu de sens, ennuyeux, trop éloignés des ambitions que l’école se doit d’avoir pour ses jeunes apprentis lecteurs.

Mais insister sur le rapport entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves ne nous donne pas encore la clé des voies d’accès au déchiffrage des textes déchiffrables.

Quand deviner s’invite dans les manuels

L’enquête ELE le confirme, la très grande majorité des manuels utilisés par les enseignants renvoie à la logique de l’approche « intégrative » qui inclut un travail du décodage très différent de celui de l’approche syllabique. A cet égard, le Guide pédagogique accompagnant le manuel A l’école des albums qui reçoit une mention spéciale dans l’enquête en raison de son tempo rapide (défini ci-après), est clair sur les recommandations qu’il adresse aux enseignants. Il s’agit d’apprendre aux élèves l’utilisation, de façon simultanée ou séparée selon les cas, de quatre stratégies de décodage : 1/ la reconnaissance d’un mot déjà rencontré ; 2/ le déchiffrage total ou partiel du mot ; 3/ la compréhension du mot grâce au contexte et sa vérification par tâtonnement en recherchant des indices pour vérifier des hypothèses ; 4/la reconnaissance d’un mot dit « masqué » (mot dérivé ou mot ayant subi une variation morphologique).

Le manuel qui s’appuie sur ces recommandations procède par entrée phonémique, il va explicitement des phonèmes vers les graphèmes. Aussi, après le repérage du phonème du jour à partir de dessins, et le graphème présenté, des combinaisons syllabiques sont enseignées, suivies de mots déchiffrables, mais les phrases et les textes offerts à la lecture contiennent beaucoup de mots dont l’identification devra faire appel à de la reconnaissance globale, à des hypothèses à partir du contexte, à de la devinette. Le taux de déchiffrabilité des supports de lecture d’À l’école des albums est de 52% : l’étude des correspondances graphophonologiques sont loin de reposer sur cette systématicité essentielle de l’approche syllabique que nous expliciterons plus loin. Brouillée par l’introduction de stratégies qui lui sont étrangères, l’étude de ces correspondances devient parfaitement équivoque. Force est de constater que l’ensemble des manuels « intégratifs » sont dans la même équivocité.

Du côté de la formation des maîtres

Il n’y a pas que les manuels et les guides pédagogiques qui proposent des démarches conduisant les élèves à deviner, des lieux de formation des enseignants importants le font également. Il importe de le rappeler ici afin de bien se représenter les enjeux majeurs sur lesquels repose la réflexion des pratiques enseignantes.

Télé Formation Lecture (TFL) est un site [11] fondé par Alain Bentolila. Créé à partir d’un partenariat entre l’Université Paris V et l’IUFM de Créteil, il est destiné aux formateurs, aux enseignants et aux étudiants. Un espace vidéo permet de visualiser de nombreuses séances d’apprentissage de la lecture au CP, se présentant comme autant d’exemples de pratiques pouvant être valablement suivies. L’avantage de ces vidéos accompagnées de commentaires explicatifs est de permettre de bien se représenter la façon dont concrètement l’identification des mots en vient à recourir au contexte et à la devinette. Qu’on en juge.

Le texte d’un article de magazine sur le carnaval est reproduit au tableau. Après un temps de lecture silencieuse le tableau est refermé et les élèves doivent dire ce qu’ils ont réussi à lire, à comprendre, ce dont ils se souviennent. Le tableau est rouvert et suit une « Deuxième lecture et pêche aux mots lus ». Le commentaire qui accompagne la vidéo indique explicitement que les élèves « pêchent » dans le texte les mots, les expressions et les morceaux de phrases qu’ils savent lire, la tâche de l’enseignante étant d’encadrer ces mots désignés par quelques élèves venus au tableau. Pour chaque vidéo le commentaire renvoie à des notions analysées par ailleurs sur le site. Ici nous pouvons aller vers « Reconnaissance logographique - Reconnaissance orthographique - Stratégie de lecture ».

Une vidéo suivante montre le travail sur tout ce qui n’a pas été lu et pose problème. Ainsi, les mots non lus dits difficiles « sont devinés par le sens de la phrase ou analysés au cas par cas en cherchant les syllabes. » Le renvoi aux notions analysées par ailleurs dirige vers « Contexte » - « Stratégie de lecture » - « Construction du sens ».

La vidéo intitulée « Arrêt sur un mot qui pose problème » est accompagnée de ce commentaire : « L’enseignante relit elle-même tout ce qui a été découvert et, grâce au sens, elle fait deviner les mots qui restaient à lire, tous collaborent. Elle rectifie les confusions. Si un mot n’est pas deviné par le sens, l’enseignante s’arrête et conduit le travail d’analyse. Travail entre ce que l’on voit et ce qui s’entend. »

Vient ensuite une « 3e relecture avec le ton ». « Cette fois, les élèves suivent des yeux le texte lu par la maîtresse. Par sa lecture orale l’enseignante donne le ton et aide à la compréhension. Elle pose des questions pour vérifier si le sens du texte est compris. » La notion à consulter est « Lecture à voix haute » faite par l’enseignante.

Lors de la transcription écrite d’un mot dicté les élèves sont invités à écrire les lettres du mot en se référant aux mots-clés affichés et utilisés toute l’année. Ils peuvent ainsi se référer au « b » de bonbon et au « ê » de pêche pour écrire « bê » de « bêtise ». De même que dans la lecture, l’écriture de la lettre n’a pas gagné son autonomie puisque là aussi un contexte de mots la contenant est requis pour la tracer. L’absence du nécessaire travail systématique sur les correspondances graphophonémiques en mesure de construire l’autonomie des élèves dans l’encodage des mots les condamne à demeurer tributaires de la copie de tracés repérés dans des mots-clés de référence, comme ils étaient tributaires de la lecture logographique et de la devinette dans la lecture du texte.

Ces vidéos et les commentaires qui les accompagnent nous éclairent sur des choix de formation des enseignants que l’on retrouve dans l’ensemble de la littérature pédagogique. Aussi n’est-il pas impossible que la liberté pédagogique des enseignants ait quelque mal à s’abstraire de ces choix, tant leur congruence se trouve affirmée.

L’incontournable systématicité de la démarche syllabique

Les classes de l’échantillon de l’enquête ELE consacrent en moyenne 7h22 à l’enseignement du lire-écrire au CP, ce qui n’est pas mince, mais cette moyenne renferme des disparités importantes. « Les 10% des classes qui y allouent le moins de temps y consacrent en moyenne 311 minutes hebdomadaires, soit 5h11 tandis que les 10% des classe qui y consacrent le plus de temps y allouent en moyenne 609 minutes, soit 10h09. » (p.212) Le temps consacré à une activité importe sans nul doute : passer comme c’est le cas ici du simple au double d’une classe à l’autre pour le temps consacré au lire-écrire n’est certainement pas sans effets. Toutefois, nous savons aussi combien le contenu de l’activité et ses modalités d’exercice sont déterminants.

Les capacités de déchiffrage des élèves varient tout au long de l’année en fonction de l’avancée dans l’étude des correspondances graphophonémiques. Mais quel que soit le moment de l’année, il est décisif qu’une concordance parfaite s’établisse entre le niveau de cette étude et le taux de déchiffrabilité des textes qui, en conséquence, ne peut être inférieur à 100% : aucun texte ne peut avoir vocation à contenir des graphèmes non encore étudiés. Ce principe qui unit de façon indissociable tout travail sur la compréhension de l’écrit aux possibilités de le déchiffrer de façon habile et précise est loin d’être reconnu par tous. Bien d’autres stratégies de « lecture » compréhensive sont à l’œuvre dans les manuels, les guides pédagogiques et les recherches en didactique.

L’enquête ELE mesure la vitesse à laquelle le code est étudié au travers d’une variable appelée « tempo » qui indique le nombre de correspondances graphophonémiques étudiées de manière explicite au cours des neuf premières semaines de classe. Le graphique 71 du rapport (p.253) montre combien les différences sont importantes. Les classes les plus lentes n’en étudient que 6 en moyenne quand les plus rapides en étudient 20. Or « L’élévation du tempo influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture. En code cette influence atteint son maximum pour un tempo de 14 ou de 15 et la valeur palier se situe à 11 ou 12 en fonction du niveau initial des élèves. » (p.347) Les tempos les plus lents pénalisent donc les élèves, surtout s’ils sont initialement faibles. C’est que ces élèves « n’ont pas suffisamment d’éléments à leur disposition pour réussir à décoder les écrits proposés en classe, ils progressent moins. » (p.394)

La relation entre les capacités de décodage des élèves et leur activité intellectuelle se trouve ici confirmée. Le rapport le dit clairement : « Le choix d’un tempo rapide est bénéfique car il accroit la clarté cognitive des élèves et leur capacité d’auto-apprentissage, tout en évitant découragements et tâtonnement hasardeux. En sélectionnant les textes supports en fonction des correspondances étudiées et en proposant des tâches de déchiffrage à la portée des élèves, les enseignants favorisent leurs réussites, mobilise leur attention et leur mémorisation tout en développant leur sentiment de compétence. » (p.395)

Le choix d’un tempo rapide a donc manifestement des effets bénéfiques dont il faut tenir compte, toutefois il ne saurait par ses seules vertus constituer un critère suffisant pour juger de l’efficacité de l’enseignement car demeure entière la question du traitement de ces correspondances, même lorsqu’elles sont jugé en nombre suffisant : la mesure quantitative de celles-ci ne clôt pas la réflexion sur leur traitement qualitatif qui nous renvoie invariablement au débat sur le caractère incontournable de la systématicité contenue dans le principe syllabique.

Lorsqu’à partir du ou des graphème(s) de la leçon du jour on a appris la valeur sonore des syllabes, celles-ci sont sans détour ni retard, utilisées, prises en charge dans des mots que l’on s’entraine à lire à haute voix (en s’appuyant également sur les apprentissages des leçons précédentes). Tous les écrits du jour sont ainsi parfaitement déchiffrables parce que leur lecture s’articule immédiatement et exclusivement à la connaissance des combinaisons syllabiques des graphèmes étudiées, sans qu’aucune autre stratégie de lecture ne vienne la concurrencer. C’est précisément ce que ne fait pas la démarche « intégrative » ou mixte qui donne à lire aux élèves des phrases et des textes dont les mots peuvent faire l’objet d’un déchiffrage total ou simplement partiel, d’une reconnaissance globale ou d’hypothèses construites à partir du contexte linguistique ou imagier, ou encore de réminiscences de lectures où on va puiser des indices. Lorsque les élèves sont invités à lire, il leur faut à chaque fois chercher le moyen qui leur parait le mieux approprié pour identifier les mots, dans le but de trouver la « bonne » stratégie pouvant « convenir » [12]. Dans cette démarche, la connaissance des correspondances graphophonologiques étudiées perd alors l’efficacité qu’elle peut recéler, prise qu’elle est dans le jeu des concurrences auxquelles elle est soumise. On l’aura compris, c’est au maintien de la lecture à l’écart rigoureux de ces concurrences que se manifeste la nature propre de la syllabique. Dire qu’elle n’a pas le monopole de la syllabe est parfaitement juste, à condition toutefois d’ajouter qu’elle a celui des exigences qui commandent cette façon de la traiter que nous venons d’expliciter.

Pour un objectif d’apprentissage clairement identifié

Cette insistance qui est la nôtre sur la nécessité de respecter l’unicité de la logique d’apprentissage de l’identification des mots rejoint ce que souligne Stanislas Dehaene lorsqu’il s’attache à montrer l’importance de l’attention, de la concentration pour s’approprier efficacement des savoirs, parvenir à réussir une activité, construire une mémoire de travail active. D’où la nécessité d’orienter l’attention vers l’objet étudié, le niveau pertinent, approprié, et donc laisser de côté tout ce qui détourne l’enfant de l’objectif d’apprentissage retenu : ne pas créer de double ou triple tâche qui distrait sa concentration. Or c’est ce que font les manuels et les pratiques qui confrontent les élèves à plusieurs stratégies censées identifier les mots.

Dans de très nombreux manuels et cahiers d’exercices, y compris dans le processus même d’apprentissage de la lecture, le dessin et l’illustration occupent une place très importante. Cette place se trouve regardée d’un œil circonspect par José Morais qui écrit fort justement : « les images attirent l’attention visuelle des enfants beaucoup plus que les lettres. L’abécédaire traditionnel n’est certainement pas la meilleure manière de faire connaître les lettres aux enfants, et cela vaut pour tout matériel qui éloigne l’attention de l’enfant des caractéristiques distinctives des lettres. Le meilleur contexte pour apprendre les lettres, c’est le mot écrit sans image associée et sans ornementation. » [13]. Le symbolisme de l’image est étranger à celui de la lettre.

Les supports qui ne clarifient pas cette distinction capitale entre l’image et le mot ne peuvent que conduire les élèves à s’écarter de la nature même de l’acte de lire : ils sont forcément source de ralentissements inutiles de l’apprentissage, de confusions multiples et donc, ce qui est plus grave, d’inexactitudes dans les lectures intellectuellement néfastes, sources d’insécurité pour les élèves à qui on n’offre pas les clés incontournables de leur autonomie de lecteurs efficaces, en capacité de s’engager dans une activité scolaire exigeante.

Orthographe et étude de la langue

La relation positive entre les activités de décodage et d’encodage soulignée par de nombreux chercheurs, est confirmée par l’enquête ELE. L’association des deux activités favorise l’apprentissage des correspondances graphophonologiques et celui de l’orthographe. Toutefois cette influence demeure modeste dans les classes de l’enquête. Les lapins courent vite, phrase dictée en fin de CP connait des résultats très faibles, puisque les trois quarts des élèves ne mettent aucune marque de pluriel, que le dernier quart se partage entre marques incorrectes et marques correctes, et que « seul 1% des élèves marque correctement le pluriel à la fois sur le nom et le verbe. » (p.405) Le marquage du pluriel n’est donc accessible qu’à une fraction marginale de l’échantillon en fin de CP. « En fin de CE1, les marques de nombre nominales et verbales sont maîtrisées par 30% des élèves », ce qui demeure nettement insuffisant.

José Morais l’exprime très précisément dans l’ouvrage précédemment cité : « Il a été démontré qu’une faible habileté de décodage perturbe l’apprentissage orthographique, et que cette faiblesse en décodage ne peut être compensée par des habiletés visuo-orthographiques : le niveau des choix orthographiques est toujours lié au niveau de l’habileté de décodage. » D’où, pouvons-nous ajouter, le rôle décisif de la lecture à haute voix indispensable pour travailler et s’assurer de l’habileté de décodage.

Puisque la lecture est une activité visuelle, l’a-t-on déclaré, l’interdit de la lecture à haute voix a connu ses heures de gloire chez certains pédagogues à partir de la rénovation des années 1970. L’enquête ELE confirme l’inanité d’un tel interdit de façon claire. « La durée hebdomadaire de la lecture à haute voix influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture, en particulier celles des élèves initialement faibles et intermédiaires. » (p.351) Plus de 30 minutes par semaine est nécessaire.

La question de l’étude de la langue est également observée dans l’enquête ELE qui conclut à un effet positif du temps qui lui est consacré sur les performances des élèves : « Il apparait que les classes qui consacrent plus de temps à l’étude de la langue sont celles qui progressent plus en lecture- écriture. » (p.361) Or cet aspect important des activités de la classe ne trouve pas toujours la place qui lui revient dans les pratiques. « Un premier examen des séances videos enregistrées dans les classes les plus efficaces, révèle que les enseignants y font preuve d’une forte vigilance métalinguistique : ils signalent explicitement le passage de l’usage de la langue à son étude (…), ils utilisent avec rigueur un nombre limité de métatermes (phrase, nom, verbe, masculin/féminin, singulier/pluriel). Ces maitres effectuent une transmission plus réflexive des savoirs que ceux des classes les moins efficaces, en s’appuyant sur les interactions entre élèves comme sur les interactions maitre-élève. » (p.407)

Ce recueil d’informations sur cet aspect des pratiques conduit les auteurs du rapport à souligner à juste titre « l’importance de la formation initiale et continue des enseignants pour ce qui est de l’étude de la langue. » Effectivement, le sens des écrits se construit dans la matérialité de la langue qu’il est nécessaire d’enseigner explicitement comme objet d’étude, afin que les élèves puissent commencer à entrer dans une représentation épistémique des contenus d’apprentissages. C’est l’intelligibilité même de ces contenus qui se trouve en jeu ici dans la formation des enseignants.

Lecture et compréhension

L’entendu, le lu et le compris

Le rapport de l’enquête souligne que les élèves passent beaucoup de temps « à traiter des tâches de lecture-compréhension de manière individuelle et souvent hors de la présence de l’enseignant », alors que « les moments où ils sont incités à expliquer/reformuler le sens, à évoquer une représentation mentale ou à produire un rappel de récit n’occupent que 19 minutes par semaine en moyenne. » (p.400) Or les performances de très nombreux élèves sont insuffisantes, comme le sont les activités de compréhension explicites auxquelles peu de temps est consacré.

Les mesures de l’enquête ELE différencient la compréhension en lecture autonome des élèves et la compréhension en lecture entendue. Bien que globalement les scores en compréhension soient faibles, « mieux les élèves comprennent les textes qu’on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu’ils lisent seuls. » (p. 398) Que la compréhension de l’entendu ait un effet positif sur la compréhension du lu n’est pas surprenant : la compréhension se forge dans le langage, des mots entendus ou lus et finit par s’émanciper de ses origines, la parole d’autrui et/ou la lecture personnelle, pour s’actualiser, fonctionner dans l’écoute des paroles, la réflexion personnelle ou la lecture de textes, sans que nous sachions le plus souvent à quelles origines plus ou moins lointaines raccrocher cette compréhension.

Pour comprendre les textes qu’ils lisent, les élèves mettent à profit tout ce qu’ils apprennent dans l’ensemble des activités de la classe (y compris bien sûr dans les lectures entendues) et par ailleurs dans la vie hors de l’école : l’ensemble de ces apprentissages définissent leurs connaissances, leur culture. Lorsqu’il s’agit de lire, le rapport de l’enquête le confirme : « l’épreuve de compréhension autonome est très sensible aux compétences acquises dans le domaine du décodage. » Et il ajoute : « Pour les élèves dont le niveau en compréhension est faible ou intermédiaire en début d’année, la maîtrise du code pourrait, en partie, compenser leurs faiblesses en compréhension. » (p.354)

Cette relation de dépendance entre la maîtrise du code et la compréhension se trouve par ailleurs réaffirmée par Roland Goigoux dans son intervention aux Controverses de Descartes de mars 2016 lorsqu’il dit : « le décodage pèse très lourd dans la compréhension ». Et pourtant en novembre 2014, dans ses réponses aux questions posées par le Conseil Supérieur des Programmes en vue de contribuer à l’élaboration des projets de programmes [14], il développe une conception du travail de la compréhension qui ne conclut pas à un tel poids du décodage dans la compréhension.

La compréhension de l’écrit indépendante du déchiffrage ?

Dans ses réponses au CSP Roland Goigoux considère que les tâches et les supports des programmes de 2008 sont contestables pour les raisons suivantes : « Elles laissaient entendre qu’au CP les élèves devaient « s’entraîner à lire des mots connus », c’est-à-dire entièrement déchiffrables, autrement dit encore, dont l’ensemble des correspondances graphophonologiques requises avaient été préalablement étudiées (ce qui est la définition d’une approche exclusivement « syllabique ») et « à écrire seuls des mots déjà connus », c’est-à-dire qu’ils excluaient aussi les tâtonnements en écriture. » Cette présentation des programmes de 2008 se termine par ces mots : « Je proposerai plus bas de supprimer ces deux idées néfastes. »

Remarquons que s’entraîner à lire des mots connus ne signifie pas nécessairement qu’ils sont entièrement déchiffrables, ils peuvent être reconnus globalement, mais quoi qu’il en soit, le caractère néfaste de la lecture et de l’écriture de mots entièrement déchiffrables est affirmé ce qui semble indiquer une nette préférence pour une approche qui ne confie pas la compréhension à la déchiffrabilité complète des textes.

Par ailleurs, toujours dans cette contribution de 2014, Roland Goigoux fait référence à la conférence de consensus de 2003 où le jury s’était accordé « pour penser que les élèves en phase d’apprentissage du code ou qui éprouvent des difficultés sérieuses à identifier les mots ne sont pas à même de conduire une activité de compréhension au cours même de la lecture. » (p.6) La conséquence qui semble s’imposer devant un tel consensus devrait nous conduire à renforcer le travail d’identification efficace des mots. Ce n’est pas ce qu’envisage Roland Goigoux qui en tire la conséquence concrète suivante : « dissocier [souligné par nous] l’enseignement de la compréhension, de la lecture autonome réalisée par les élèves au CP et en début de CE1 », car « si le travail d’automatisation des processus d’identification des mots est nécessaire, il n’est pas suffisant » (p.6). Que la technique du déchiffrage pleinement acquise, automatisée, ne soit jamais une garantie absolue de compréhension, doit-il conduire à séparer l’enseignement des compétences de décodage de l’enseignement des compétences de compréhension ? Il le semble bien puisque quelques pages plus loin nous pouvons lire : « les compétences de décodage et de compréhension contribuent de manière significative, mais indépendante [souligné par nous], à la performance en lecture. » (p.18)

Cette indépendance affirmée entre la compréhension et le décodage trouve une de ses justifications majeures dans la position suivante : « L’enrichissement lexical, indispensable pour une école qui veut compenser les inégalités sociales, doit donc se faire à partir de l’étude de textes choisis en fonction de leur intérêt symbolique, affectif, culturel et linguistique, pas en fonction de l’étude du code graphophonologique. » (p.12) Comme les élèves de milieux populaires sont déclarés par ailleurs payer cher une centration trop forte sur le décodage au détriment de tout l’apport culturel scolaire dont ils ont besoin, ils devraient donc bénéficier tout particulièrement de l’apport de textes entendus et non pas lus de façon autonome. Les faibles scores en fluence d’un fort pourcentage d’élèves de l’enquête ELE, la faible déchiffrabilité des supports de lecture et les faibles scores en compréhension devraient plutôt nous inciter à proposer aux enseignants une tout autre démarche que celle du travail de la compréhension en dehors du déchiffrage [15].

Ce n’est pas du tout ce que préconise Roland Goigoux qui, dans sa contribution aux travaux du CSP écrit page 10 : « Au cours préparatoire, voire parfois au début du CE1, un enseignement de la compréhension pourrait être construit sur le modèle de celui de l’école maternelle à base de lectures réalisées à haute voix par l’enseignant. Il ne faut plus faire dépendre cet enseignement de la capacité de déchiffrage des élèves : cela conduit systématiquement les enseignants à le différer au CE2. Bref, il faut inciter les enseignants de CP à ne pas utiliser les mêmes supports pour, d’une part, l’enseignement du code graphophonologique et du déchiffrage collectif de textes nouveaux et, d’autre part, pour l’enseignement explicite de la compréhension, en lien avec l’acquisition de nouvelles connaissances lexicales et encyclopédiques. » Cet enseignement explicite de la compréhension pourrait reposer sur des supports destinés à la lecture à haute voix de l’enseignant « de récits psychologiquement et culturellement pertinents ».(p.11)

Comprendre en déchiffrant des textes ambitieux

Roland Goigoux et Sylvie Cèbe proposent [16] des pistes pour travailler la compréhension telles que la recherche du rôle des inférences, des raisons d’agir des personnages, de leurs connaissances, sentiments, croyances, raisonnements, pertinentes pour interroger les textes, mais, on l’aura compris, cette pertinence n’a de sens véritable selon nous que lorsque les élèves sont à même de conduire cette recherche en étant en possession des moyens de la lecture autonome. La compréhension en lecture ne peut que profiter amplement de tout ce qui par ailleurs est lu par l’enseignant, appris dans l’ensemble des activités de la classe et ailleurs, mais cela n’implique pas de distinguer comme Roland Goigoux le faisait en 2014 et le reprécise lors de la Conférence de Consensus de mars 2016, trois types d’approches : 1/ l’enseignement des correspondances graphophonémiques dans des supports ad-hoc ; 2/ le travail sur les interactions décodage/ accès au sens sur des textes simples, en grande partie déchiffrables [seulement en grande partie] ; 3/ l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes lus à haute voix par l’enseignant.

Cette lecture à haute voix entendue par les élèves mobilise forcément la mémoire. Lorsque l’élève a oublié un aspect du texte, même très factuel, qui joue un rôle important dans la compréhension, il a besoin d’une répétition de la lecture. À l’échelle d’une classe qui ne concentre pas les inattentions ou les oublis sur un même moment du texte, savoir ce qui explique les réponses sur lesquelles il va falloir travailler pour avancer dans la compréhension devient délicat. Sommes-nous à chaque fois confrontés à un problème d’attention, de mémorisation, de compréhension proprement dite, et dans quelles proportions ? Quand tous ont le texte sous les yeux, tous peuvent se prononcer en s’appuyant sur une même littéralité à partir de laquelle il est possible de faire le partage entre l’inattention, l’oubli et l’incompréhension.

L’enquête ELE ne semble pas encourager la lecture à haute voix de l’enseignant puisque « De manière paradoxale, on observe qu’un temps important alloué à l’écoute de textes lus par le maitre produit un effet négatif sur les performances des élèves à l’épreuve de « compréhension autonome » et n’a aucun effet sur la compréhension d’un texte entendu. »(p.355) Ce résultat est-il vraiment paradoxal ?

Quoi qu’il en soit nous ne pouvons que souhaiter qu’il alimente la réflexion sur le pilotage du système scolaire et les contenus de la formation des enseignants.

Un manuel qui ne donne à lire que des textes entièrement déchiffrables prend au sérieux le fait que lire c’est chercher du sens aux textes lus de façon autonome. Cette autonomie est décisive car elle signe le statut du jeune lecteur fier de s’approprier les compétences de la lecture. Sans elle il est condamné à des bricolages couteux et stériles qui ne peuvent que décourager son désir et son plaisir de s’emparer de la culture de l’écrit. Avec des textes ambitieux effectivement lus, les élèves développent leurs « connaissances lexicales et encyclopédiques » et entrent dans des « récits psychologiquement et culturellement pertinents ».

C’est texte en main que les élèves peuvent participer à des débats sur ce qu’ils comprennent et interprètent d’écrits exigeants. Dissocier le travail de décodage sur des textes simples de l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes entendus n’a aucune légitimité, car c’est priver les élèves de la découverte par eux-mêmes de la richesse lexicale, syntaxique, intellectuelle, affective, d’écrits dont la lecture autonome leur est accessible. Tous les élèves ont besoin que de telles ambitions soient respectées y compris donc les élèves d’origine populaire dont on craint trop souvent qu’ils pourraient ne pas être à la hauteur. La réflexion sur leurs ressources en tant qu’êtres de langage [17] et l’expérience montrent qu’ils sont capables de s’approprier de telles ambitions à condition toutefois que l’école se soucie de travailler l’intelligibilité de ses contenus d’apprentissages, sans rien déléguer aux familles. L’apprentissage de la lecture s’inscrit pleinement dans cette recherche générale de l’intelligibilité.

L’autonomie dans l’accès au sens se construit pas à pas, dans la progression des leçons. L’enseignant peut bien commencer par lire le texte que les élèves suivent des yeux, mais c’est leur lecture autonome qui va guider le travail sur la compréhension. Les apprentis lecteurs devront bien sûr s’entrainer à maîtriser le déchiffrage du texte en respectant scrupuleusement la ponctuation dont le sens leur aura été enseigné de façon explicite. Ils devront également être à l’aise pour poser toutes les questions relatives à la signification des mots qu’ils ignorent. Pourra alors commencer tout un travail sur la compréhension du texte et les interprétations qui relèvent d’un véritable débat littéraire tout à fait possible avec des élèves de CP. L’expérience montre qu’ils en sont très friands dans tous les milieux socio-culturels.

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Roland Goigoux lui-même le dit à la Conférence de Consensus de mars 2016 : « Les élèves sont curieux de comprendre comment ça marche (…) Les gamins, le déchiffrage ça les passionne quand on arrête d’en faire une tâche ennuyeuse. C’est une aventure, c’est une aventure intellectuelle, c’est une vraie curiosité. » Effectivement, mais ça n’est une vraie curiosité, une aventure intellectuelle, que si précisément on intellectualise l’aventure en travaillant sans biais, sans détours, les trésors de sens que recèle le déchiffrage. En procédant ainsi il n’est jamais une tâche ennuyeuse, il mobilise l’intérêt, le plaisir des écoliers devenant lecteurs.

L’enquête ELE se signale par la précision et la richesse de la description des pratiques d’enseignement de la lecture qui peuvent lui permettre de faire autorité sur un ensemble de recommandations destinées à la formation initiale et continue des enseignants. Sa « philosophie générale » de l’importance de l’enseignement du déchiffrage dans l’accès à la compréhension de l’écrit, offre à cet égard des perspectives qui peuvent nous permettre d’envisager à la suite de Jean-Pierre Terrail que nous serions à la fin d’un cycle historique qui a plombé cet enseignement.

Il ne faudrait toutefois pas que l’on en tire des recommandations hâtives qui confieraient l’essentiel du travail de la compréhension à de la lecture à haute voix de l’enseignant, ou que l’on cesse de s’interroger sur les modalités du travail de décodage, en considérant que le nombre de correspondances graphophonémiques étudiés puisse être un critère suffisant pour permettre aux élèves de devenir des lecteurs habiles, heureux de pouvoir comprendre ce qu’ils lisent. Tous les maîtres « font du décodage », cela ne fait pas de doute, mais les résultats alarmants en fluence montrent que nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur l’inégale efficacité des manières de conduire cet apprentissage, y compris avec les enseignants expérimentés que sont ceux de l’enquête.

Dans son dernier ouvrage José Morais écrit : « En fin de CP, l’élève doit être lecteur et scripteur autonome. C’est le premier niveau de la littératie. » [18] Et de la démocratie ajoute-t-il dans des développements particulièrement féconds où il explique les raisons profondes pour lesquelles il a fait le choix de la démocratie, et comment la littératie (appropriation et utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée) s’inscrit dans ce choix. C’est que le processus de démocratisation a besoin de la pensée libre, critique, d’un haut niveau d’exigence intellectuelle dans tous les domaines de la connaissance et de la réflexion, une pensée qui à son tour peut devenir garante de l’exercice de la démocratie lorsque celle-ci a réussi à s’imposer.

On l’aura compris, cela signifie que les exigences de la démocratie s’appuient fondamentalement sur un peuple lettré maîtrisant parfaitement les conditions premières de l’exercice de la littératie, à savoir le lire-écrire. Il est possible aujourd’hui d’envisager sereinement une réflexion collective sur les moyens de faire en sorte que cesse l’aberration des échecs d’un nombre beaucoup trop important d’écoliers dès les premiers apprentissages.

L’enquête Lire et écrire (désignée ici ELE) coordonnée par Roland Goigoux, vient de faire l’objet d’un rapport dont la richesse et la précision de l’observation des pratiques d’enseignement de la lecture constitue un atout majeur pour développer et approfondir nos connaissances en la matière. L’échantillon est important : il concerne 2507 élèves répartis dans 14 académies et131 classes où les enquêteurs se sont rendus pendant trois semaines différentes au long de l’année scolaire 2013-2014, munis de grilles d’observations et d’outils de mesure très substantiels.

Le rappel des intentions à l’origine de cette recherche l’indique clairement : « Nous voulions identifier les caractéristiques didactiques de celles [les manières de faire des enseignants] qui s’avèrent les plus efficaces et les plus équitables. (…) Nous pensions que nos résultats pourraient alimenter la réflexion sur le pilotage du système scolaire (…) et sur les contenus de la formation initiale et continue des enseignants. » (p.22) Ainsi, l’ambition de connaissance de cette enquête se double ouvertement de la perspective de produire des effets importants sur l’enseignement de la lecture y compris au niveau institutionnel, ce qui situe bien la hauteur des enjeux de l’entreprise.

Jean-Pierre Terrail le souligne [19], l’enquête ELE vient conforter les enseignements d’autres enquêtes et notamment ceux du National Reading Panel (USA, 1999), qui insistent sur l’importance décisive de la maîtrise du code dans l’accès à la compréhension. Après plusieurs décennies de volonté de refuser d’admettre ce lien étroit, le voir réaffirmé au travers d’une enquête sérieuse riche d’enseignements, crée une situation inédite qui fait appel à la poursuite de la réflexion sur des points saillants des principes méthodologiques en jeu dans les apprentissages.

Quel apprentissage efficace du déchiffrage ?

Insister sur le fait que lire c’est comprendre ne règle pas, sans examen serré, la question de la voie efficace pour y parvenir. Aussi bien les chercheurs que les enseignants reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’apprendre à déchiffrer aux apprentis lecteurs : le rôle du code dans la lecture a retrouvé la reconnaissance d’une importance que la rénovation des années 1970 a failli lui faire perdre. Et pourtant il n’est pas possible de se satisfaire du flou qui règne encore sur certains principes incontournables sans lesquels l’enseignement du déchiffrage n’est pas en mesure de construire les capacités lectorales des élèves tendus vers la compréhension.

De la déchiffrabilité des textes

L’enquête ELE s’est livrée à une mesure source d’enseignements particulièrement instructifs qui touche à la déchiffrabilité des textes donnés à lire aux élèves. « Nous avons appelé « rendement effectif » le pourcentage de graphèmes déchiffrables des textes supports à l’enseignement de la lecture utilisés en dixième semaine. » (p.99) Dans les classes observées par l’enquête, les textes proposés alors aux élèves comportent en moyenne 43% de graphèmes déchiffrables, un pourcentage qui recouvre des écarts très importants puisque cette déchiffrabilité varie de 11% à 76%. Cela conduit le rapport à remarquer que d’un pourcentage à un autre « L’activité intellectuelle demandée aux élèves, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est donc pas du tout la même. » (p.393) Si 43% est très en deçà d’un minimum nécessaire pour tout le monde, ce taux est particulièrement pénalisant pour les élèves initialement faibles dont les progrès ont besoin de rendements effectifs supérieurs ou égaux à 57 %. Après un tel rapprochement entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves, il va être difficile de continuer à réduire le déchiffrage à une activité de bas niveau, confinée dans des automatismes de peu de sens, ennuyeux, trop éloignés des ambitions que l’école se doit d’avoir pour ses jeunes apprentis lecteurs.

Mais insister sur le rapport entre la déchiffrabilité des textes et l’activité intellectuelle des élèves ne nous donne pas encore la clé des voies d’accès au déchiffrage des textes déchiffrables.

Quand deviner s’invite dans les manuels

L’enquête ELE le confirme, la très grande majorité des manuels utilisés par les enseignants renvoie à la logique de l’approche « intégrative » qui inclut un travail du décodage très différent de celui de l’approche syllabique. A cet égard, le Guide pédagogique accompagnant le manuel A l’école des albums qui reçoit une mention spéciale dans l’enquête en raison de son tempo rapide (défini ci-après), est clair sur les recommandations qu’il adresse aux enseignants. Il s’agit d’apprendre aux élèves l’utilisation, de façon simultanée ou séparée selon les cas, de quatre stratégies de décodage : 1/ la reconnaissance d’un mot déjà rencontré ; 2/ le déchiffrage total ou partiel du mot ; 3/ la compréhension du mot grâce au contexte et sa vérification par tâtonnement en recherchant des indices pour vérifier des hypothèses ; 4/la reconnaissance d’un mot dit « masqué » (mot dérivé ou mot ayant subi une variation morphologique).

Le manuel qui s’appuie sur ces recommandations procède par entrée phonémique, il va explicitement des phonèmes vers les graphèmes. Aussi, après le repérage du phonème du jour à partir de dessins, et le graphème présenté, des combinaisons syllabiques sont enseignées, suivies de mots déchiffrables, mais les phrases et les textes offerts à la lecture contiennent beaucoup de mots dont l’identification devra faire appel à de la reconnaissance globale, à des hypothèses à partir du contexte, à de la devinette. Le taux de déchiffrabilité des supports de lecture d’À l’école des albums est de 52% : l’étude des correspondances graphophonologiques sont loin de reposer sur cette systématicité essentielle de l’approche syllabique que nous expliciterons plus loin. Brouillée par l’introduction de stratégies qui lui sont étrangères, l’étude de ces correspondances devient parfaitement équivoque. Force est de constater que l’ensemble des manuels « intégratifs » sont dans la même équivocité.

Du côté de la formation des maîtres

Il n’y a pas que les manuels et les guides pédagogiques qui proposent des démarches conduisant les élèves à deviner, des lieux de formation des enseignants importants le font également. Il importe de le rappeler ici afin de bien se représenter les enjeux majeurs sur lesquels repose la réflexion des pratiques enseignantes.

Télé Formation Lecture (TFL) est un site [20] fondé par Alain Bentolila. Créé à partir d’un partenariat entre l’Université Paris V et l’IUFM de Créteil, il est destiné aux formateurs, aux enseignants et aux étudiants. Un espace vidéo permet de visualiser de nombreuses séances d’apprentissage de la lecture au CP, se présentant comme autant d’exemples de pratiques pouvant être valablement suivies. L’avantage de ces vidéos accompagnées de commentaires explicatifs est de permettre de bien se représenter la façon dont concrètement l’identification des mots en vient à recourir au contexte et à la devinette. Qu’on en juge.

Le texte d’un article de magazine sur le carnaval est reproduit au tableau. Après un temps de lecture silencieuse le tableau est refermé et les élèves doivent dire ce qu’ils ont réussi à lire, à comprendre, ce dont ils se souviennent. Le tableau est rouvert et suit une « Deuxième lecture et pêche aux mots lus ». Le commentaire qui accompagne la vidéo indique explicitement que les élèves « pêchent » dans le texte les mots, les expressions et les morceaux de phrases qu’ils savent lire, la tâche de l’enseignante étant d’encadrer ces mots désignés par quelques élèves venus au tableau. Pour chaque vidéo le commentaire renvoie à des notions analysées par ailleurs sur le site. Ici nous pouvons aller vers « Reconnaissance logographique - Reconnaissance orthographique - Stratégie de lecture ».

Une vidéo suivante montre le travail sur tout ce qui n’a pas été lu et pose problème. Ainsi, les mots non lus dits difficiles « sont devinés par le sens de la phrase ou analysés au cas par cas en cherchant les syllabes. » Le renvoi aux notions analysées par ailleurs dirige vers « Contexte » - « Stratégie de lecture » - « Construction du sens ».

La vidéo intitulée « Arrêt sur un mot qui pose problème » est accompagnée de ce commentaire : « L’enseignante relit elle-même tout ce qui a été découvert et, grâce au sens, elle fait deviner les mots qui restaient à lire, tous collaborent. Elle rectifie les confusions. Si un mot n’est pas deviné par le sens, l’enseignante s’arrête et conduit le travail d’analyse. Travail entre ce que l’on voit et ce qui s’entend. »

Vient ensuite une « 3e relecture avec le ton ». « Cette fois, les élèves suivent des yeux le texte lu par la maîtresse. Par sa lecture orale l’enseignante donne le ton et aide à la compréhension. Elle pose des questions pour vérifier si le sens du texte est compris. » La notion à consulter est « Lecture à voix haute » faite par l’enseignante.

Lors de la transcription écrite d’un mot dicté les élèves sont invités à écrire les lettres du mot en se référant aux mots-clés affichés et utilisés toute l’année. Ils peuvent ainsi se référer au « b » de bonbon et au « ê » de pêche pour écrire « bê » de « bêtise ». De même que dans la lecture, l’écriture de la lettre n’a pas gagné son autonomie puisque là aussi un contexte de mots la contenant est requis pour la tracer. L’absence du nécessaire travail systématique sur les correspondances graphophonémiques en mesure de construire l’autonomie des élèves dans l’encodage des mots les condamne à demeurer tributaires de la copie de tracés repérés dans des mots-clés de référence, comme ils étaient tributaires de la lecture logographique et de la devinette dans la lecture du texte.

Ces vidéos et les commentaires qui les accompagnent nous éclairent sur des choix de formation des enseignants que l’on retrouve dans l’ensemble de la littérature pédagogique. Aussi n’est-il pas impossible que la liberté pédagogique des enseignants ait quelque mal à s’abstraire de ces choix, tant leur congruence se trouve affirmée.

L’incontournable systématicité de la démarche syllabique

Les classes de l’échantillon de l’enquête ELE consacrent en moyenne 7h22 à l’enseignement du lire-écrire au CP, ce qui n’est pas mince, mais cette moyenne renferme des disparités importantes. « Les 10% des classes qui y allouent le moins de temps y consacrent en moyenne 311 minutes hebdomadaires, soit 5h11 tandis que les 10% des classe qui y consacrent le plus de temps y allouent en moyenne 609 minutes, soit 10h09. » (p.212) Le temps consacré à une activité importe sans nul doute : passer comme c’est le cas ici du simple au double d’une classe à l’autre pour le temps consacré au lire-écrire n’est certainement pas sans effets. Toutefois, nous savons aussi combien le contenu de l’activité et ses modalités d’exercice sont déterminants.

Les capacités de déchiffrage des élèves varient tout au long de l’année en fonction de l’avancée dans l’étude des correspondances graphophonémiques. Mais quel que soit le moment de l’année, il est décisif qu’une concordance parfaite s’établisse entre le niveau de cette étude et le taux de déchiffrabilité des textes qui, en conséquence, ne peut être inférieur à 100% : aucun texte ne peut avoir vocation à contenir des graphèmes non encore étudiés. Ce principe qui unit de façon indissociable tout travail sur la compréhension de l’écrit aux possibilités de le déchiffrer de façon habile et précise est loin d’être reconnu par tous. Bien d’autres stratégies de « lecture » compréhensive sont à l’œuvre dans les manuels, les guides pédagogiques et les recherches en didactique.

L’enquête ELE mesure la vitesse à laquelle le code est étudié au travers d’une variable appelée « tempo » qui indique le nombre de correspondances graphophonémiques étudiées de manière explicite au cours des neuf premières semaines de classe. Le graphique 71 du rapport (p.253) montre combien les différences sont importantes. Les classes les plus lentes n’en étudient que 6 en moyenne quand les plus rapides en étudient 20. Or « L’élévation du tempo influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture. En code cette influence atteint son maximum pour un tempo de 14 ou de 15 et la valeur palier se situe à 11 ou 12 en fonction du niveau initial des élèves. » (p.347) Les tempos les plus lents pénalisent donc les élèves, surtout s’ils sont initialement faibles. C’est que ces élèves « n’ont pas suffisamment d’éléments à leur disposition pour réussir à décoder les écrits proposés en classe, ils progressent moins. » (p.394)

La relation entre les capacités de décodage des élèves et leur activité intellectuelle se trouve ici confirmée. Le rapport le dit clairement : « Le choix d’un tempo rapide est bénéfique car il accroit la clarté cognitive des élèves et leur capacité d’auto-apprentissage, tout en évitant découragements et tâtonnement hasardeux. En sélectionnant les textes supports en fonction des correspondances étudiées et en proposant des tâches de déchiffrage à la portée des élèves, les enseignants favorisent leurs réussites, mobilise leur attention et leur mémorisation tout en développant leur sentiment de compétence. » (p.395)

Le choix d’un tempo rapide a donc manifestement des effets bénéfiques dont il faut tenir compte, toutefois il ne saurait par ses seules vertus constituer un critère suffisant pour juger de l’efficacité de l’enseignement car demeure entière la question du traitement de ces correspondances, même lorsqu’elles sont jugé en nombre suffisant : la mesure quantitative de celles-ci ne clôt pas la réflexion sur leur traitement qualitatif qui nous renvoie invariablement au débat sur le caractère incontournable de la systématicité contenue dans le principe syllabique.

Lorsqu’à partir du ou des graphème(s) de la leçon du jour on a appris la valeur sonore des syllabes, celles-ci sont sans détour ni retard, utilisées, prises en charge dans des mots que l’on s’entraine à lire à haute voix (en s’appuyant également sur les apprentissages des leçons précédentes). Tous les écrits du jour sont ainsi parfaitement déchiffrables parce que leur lecture s’articule immédiatement et exclusivement à la connaissance des combinaisons syllabiques des graphèmes étudiées, sans qu’aucune autre stratégie de lecture ne vienne la concurrencer. C’est précisément ce que ne fait pas la démarche « intégrative » ou mixte qui donne à lire aux élèves des phrases et des textes dont les mots peuvent faire l’objet d’un déchiffrage total ou simplement partiel, d’une reconnaissance globale ou d’hypothèses construites à partir du contexte linguistique ou imagier, ou encore de réminiscences de lectures où on va puiser des indices. Lorsque les élèves sont invités à lire, il leur faut à chaque fois chercher le moyen qui leur parait le mieux approprié pour identifier les mots, dans le but de trouver la « bonne » stratégie pouvant « convenir » [21]. Dans cette démarche, la connaissance des correspondances graphophonologiques étudiées perd alors l’efficacité qu’elle peut recéler, prise qu’elle est dans le jeu des concurrences auxquelles elle est soumise. On l’aura compris, c’est au maintien de la lecture à l’écart rigoureux de ces concurrences que se manifeste la nature propre de la syllabique. Dire qu’elle n’a pas le monopole de la syllabe est parfaitement juste, à condition toutefois d’ajouter qu’elle a celui des exigences qui commandent cette façon de la traiter que nous venons d’expliciter.

Pour un objectif d’apprentissage clairement identifié

Cette insistance qui est la nôtre sur la nécessité de respecter l’unicité de la logique d’apprentissage de l’identification des mots rejoint ce que souligne Stanislas Dehaene lorsqu’il s’attache à montrer l’importance de l’attention, de la concentration pour s’approprier efficacement des savoirs, parvenir à réussir une activité, construire une mémoire de travail active. D’où la nécessité d’orienter l’attention vers l’objet étudié, le niveau pertinent, approprié, et donc laisser de côté tout ce qui détourne l’enfant de l’objectif d’apprentissage retenu : ne pas créer de double ou triple tâche qui distrait sa concentration. Or c’est ce que font les manuels et les pratiques qui confrontent les élèves à plusieurs stratégies censées identifier les mots.

Dans de très nombreux manuels et cahiers d’exercices, y compris dans le processus même d’apprentissage de la lecture, le dessin et l’illustration occupent une place très importante. Cette place se trouve regardée d’un œil circonspect par José Morais qui écrit fort justement : « les images attirent l’attention visuelle des enfants beaucoup plus que les lettres. L’abécédaire traditionnel n’est certainement pas la meilleure manière de faire connaître les lettres aux enfants, et cela vaut pour tout matériel qui éloigne l’attention de l’enfant des caractéristiques distinctives des lettres. Le meilleur contexte pour apprendre les lettres, c’est le mot écrit sans image associée et sans ornementation. » [22]. Le symbolisme de l’image est étranger à celui de la lettre.

Les supports qui ne clarifient pas cette distinction capitale entre l’image et le mot ne peuvent que conduire les élèves à s’écarter de la nature même de l’acte de lire : ils sont forcément source de ralentissements inutiles de l’apprentissage, de confusions multiples et donc, ce qui est plus grave, d’inexactitudes dans les lectures intellectuellement néfastes, sources d’insécurité pour les élèves à qui on n’offre pas les clés incontournables de leur autonomie de lecteurs efficaces, en capacité de s’engager dans une activité scolaire exigeante.

Orthographe et étude de la langue

La relation positive entre les activités de décodage et d’encodage soulignée par de nombreux chercheurs, est confirmée par l’enquête ELE. L’association des deux activités favorise l’apprentissage des correspondances graphophonologiques et celui de l’orthographe. Toutefois cette influence demeure modeste dans les classes de l’enquête. Les lapins courent vite, phrase dictée en fin de CP connait des résultats très faibles, puisque les trois quarts des élèves ne mettent aucune marque de pluriel, que le dernier quart se partage entre marques incorrectes et marques correctes, et que « seul 1% des élèves marque correctement le pluriel à la fois sur le nom et le verbe. » (p.405) Le marquage du pluriel n’est donc accessible qu’à une fraction marginale de l’échantillon en fin de CP. « En fin de CE1, les marques de nombre nominales et verbales sont maîtrisées par 30% des élèves », ce qui demeure nettement insuffisant.

José Morais l’exprime très précisément dans l’ouvrage précédemment cité : « Il a été démontré qu’une faible habileté de décodage perturbe l’apprentissage orthographique, et que cette faiblesse en décodage ne peut être compensée par des habiletés visuo-orthographiques : le niveau des choix orthographiques est toujours lié au niveau de l’habileté de décodage. » D’où, pouvons-nous ajouter, le rôle décisif de la lecture à haute voix indispensable pour travailler et s’assurer de l’habileté de décodage.

Puisque la lecture est une activité visuelle, l’a-t-on déclaré, l’interdit de la lecture à haute voix a connu ses heures de gloire chez certains pédagogues à partir de la rénovation des années 1970. L’enquête ELE confirme l’inanité d’un tel interdit de façon claire. « La durée hebdomadaire de la lecture à haute voix influence significativement et positivement les performances des élèves en code et en écriture, en particulier celles des élèves initialement faibles et intermédiaires. » (p.351) Plus de 30 minutes par semaine est nécessaire.

La question de l’étude de la langue est également observée dans l’enquête ELE qui conclut à un effet positif du temps qui lui est consacré sur les performances des élèves : « Il apparait que les classes qui consacrent plus de temps à l’étude de la langue sont celles qui progressent plus en lecture- écriture. » (p.361) Or cet aspect important des activités de la classe ne trouve pas toujours la place qui lui revient dans les pratiques. « Un premier examen des séances videos enregistrées dans les classes les plus efficaces, révèle que les enseignants y font preuve d’une forte vigilance métalinguistique : ils signalent explicitement le passage de l’usage de la langue à son étude (…), ils utilisent avec rigueur un nombre limité de métatermes (phrase, nom, verbe, masculin/féminin, singulier/pluriel). Ces maitres effectuent une transmission plus réflexive des savoirs que ceux des classes les moins efficaces, en s’appuyant sur les interactions entre élèves comme sur les interactions maitre-élève. » (p.407)

Ce recueil d’informations sur cet aspect des pratiques conduit les auteurs du rapport à souligner à juste titre « l’importance de la formation initiale et continue des enseignants pour ce qui est de l’étude de la langue. » Effectivement, le sens des écrits se construit dans la matérialité de la langue qu’il est nécessaire d’enseigner explicitement comme objet d’étude, afin que les élèves puissent commencer à entrer dans une représentation épistémique des contenus d’apprentissages. C’est l’intelligibilité même de ces contenus qui se trouve en jeu ici dans la formation des enseignants.

Lecture et compréhension

L’entendu, le lu et le compris

Le rapport de l’enquête souligne que les élèves passent beaucoup de temps « à traiter des tâches de lecture-compréhension de manière individuelle et souvent hors de la présence de l’enseignant », alors que « les moments où ils sont incités à expliquer/reformuler le sens, à évoquer une représentation mentale ou à produire un rappel de récit n’occupent que 19 minutes par semaine en moyenne. » (p.400) Or les performances de très nombreux élèves sont insuffisantes, comme le sont les activités de compréhension explicites auxquelles peu de temps est consacré.

Les mesures de l’enquête ELE différencient la compréhension en lecture autonome des élèves et la compréhension en lecture entendue. Bien que globalement les scores en compréhension soient faibles, « mieux les élèves comprennent les textes qu’on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu’ils lisent seuls. » (p. 398) Que la compréhension de l’entendu ait un effet positif sur la compréhension du lu n’est pas surprenant : la compréhension se forge dans le langage, des mots entendus ou lus et finit par s’émanciper de ses origines, la parole d’autrui et/ou la lecture personnelle, pour s’actualiser, fonctionner dans l’écoute des paroles, la réflexion personnelle ou la lecture de textes, sans que nous sachions le plus souvent à quelles origines plus ou moins lointaines raccrocher cette compréhension.

Pour comprendre les textes qu’ils lisent, les élèves mettent à profit tout ce qu’ils apprennent dans l’ensemble des activités de la classe (y compris bien sûr dans les lectures entendues) et par ailleurs dans la vie hors de l’école : l’ensemble de ces apprentissages définissent leurs connaissances, leur culture. Lorsqu’il s’agit de lire, le rapport de l’enquête le confirme : « l’épreuve de compréhension autonome est très sensible aux compétences acquises dans le domaine du décodage. » Et il ajoute : « Pour les élèves dont le niveau en compréhension est faible ou intermédiaire en début d’année, la maîtrise du code pourrait, en partie, compenser leurs faiblesses en compréhension. » (p.354)

Cette relation de dépendance entre la maîtrise du code et la compréhension se trouve par ailleurs réaffirmée par Roland Goigoux dans son intervention aux Controverses de Descartes de mars 2016 lorsqu’il dit : « le décodage pèse très lourd dans la compréhension ». Et pourtant en novembre 2014, dans ses réponses aux questions posées par le Conseil Supérieur des Programmes en vue de contribuer à l’élaboration des projets de programmes [23], il développe une conception du travail de la compréhension qui ne conclut pas à un tel poids du décodage dans la compréhension.

La compréhension de l’écrit indépendante du déchiffrage ?

Dans ses réponses au CSP Roland Goigoux considère que les tâches et les supports des programmes de 2008 sont contestables pour les raisons suivantes : « Elles laissaient entendre qu’au CP les élèves devaient « s’entraîner à lire des mots connus », c’est-à-dire entièrement déchiffrables, autrement dit encore, dont l’ensemble des correspondances graphophonologiques requises avaient été préalablement étudiées (ce qui est la définition d’une approche exclusivement « syllabique ») et « à écrire seuls des mots déjà connus », c’est-à-dire qu’ils excluaient aussi les tâtonnements en écriture. » Cette présentation des programmes de 2008 se termine par ces mots : « Je proposerai plus bas de supprimer ces deux idées néfastes. »

Remarquons que s’entraîner à lire des mots connus ne signifie pas nécessairement qu’ils sont entièrement déchiffrables, ils peuvent être reconnus globalement, mais quoi qu’il en soit, le caractère néfaste de la lecture et de l’écriture de mots entièrement déchiffrables est affirmé ce qui semble indiquer une nette préférence pour une approche qui ne confie pas la compréhension à la déchiffrabilité complète des textes.

Par ailleurs, toujours dans cette contribution de 2014, Roland Goigoux fait référence à la conférence de consensus de 2003 où le jury s’était accordé « pour penser que les élèves en phase d’apprentissage du code ou qui éprouvent des difficultés sérieuses à identifier les mots ne sont pas à même de conduire une activité de compréhension au cours même de la lecture. » (p.6) La conséquence qui semble s’imposer devant un tel consensus devrait nous conduire à renforcer le travail d’identification efficace des mots. Ce n’est pas ce qu’envisage Roland Goigoux qui en tire la conséquence concrète suivante : « dissocier [souligné par nous] l’enseignement de la compréhension, de la lecture autonome réalisée par les élèves au CP et en début de CE1 », car « si le travail d’automatisation des processus d’identification des mots est nécessaire, il n’est pas suffisant » (p.6). Que la technique du déchiffrage pleinement acquise, automatisée, ne soit jamais une garantie absolue de compréhension, doit-il conduire à séparer l’enseignement des compétences de décodage de l’enseignement des compétences de compréhension ? Il le semble bien puisque quelques pages plus loin nous pouvons lire : « les compétences de décodage et de compréhension contribuent de manière significative, mais indépendante [souligné par nous], à la performance en lecture. » (p.18)

Cette indépendance affirmée entre la compréhension et le décodage trouve une de ses justifications majeures dans la position suivante : « L’enrichissement lexical, indispensable pour une école qui veut compenser les inégalités sociales, doit donc se faire à partir de l’étude de textes choisis en fonction de leur intérêt symbolique, affectif, culturel et linguistique, pas en fonction de l’étude du code graphophonologique. » (p.12) Comme les élèves de milieux populaires sont déclarés par ailleurs payer cher une centration trop forte sur le décodage au détriment de tout l’apport culturel scolaire dont ils ont besoin, ils devraient donc bénéficier tout particulièrement de l’apport de textes entendus et non pas lus de façon autonome. Les faibles scores en fluence d’un fort pourcentage d’élèves de l’enquête ELE, la faible déchiffrabilité des supports de lecture et les faibles scores en compréhension devraient plutôt nous inciter à proposer aux enseignants une tout autre démarche que celle du travail de la compréhension en dehors du déchiffrage [24].

Ce n’est pas du tout ce que préconise Roland Goigoux qui, dans sa contribution aux travaux du CSP écrit page 10 : « Au cours préparatoire, voire parfois au début du CE1, un enseignement de la compréhension pourrait être construit sur le modèle de celui de l’école maternelle à base de lectures réalisées à haute voix par l’enseignant. Il ne faut plus faire dépendre cet enseignement de la capacité de déchiffrage des élèves : cela conduit systématiquement les enseignants à le différer au CE2. Bref, il faut inciter les enseignants de CP à ne pas utiliser les mêmes supports pour, d’une part, l’enseignement du code graphophonologique et du déchiffrage collectif de textes nouveaux et, d’autre part, pour l’enseignement explicite de la compréhension, en lien avec l’acquisition de nouvelles connaissances lexicales et encyclopédiques. » Cet enseignement explicite de la compréhension pourrait reposer sur des supports destinés à la lecture à haute voix de l’enseignant « de récits psychologiquement et culturellement pertinents ».(p.11)

Comprendre en déchiffrant des textes ambitieux

Roland Goigoux et Sylvie Cèbe proposent [25] des pistes pour travailler la compréhension telles que la recherche du rôle des inférences, des raisons d’agir des personnages, de leurs connaissances, sentiments, croyances, raisonnements, pertinentes pour interroger les textes, mais, on l’aura compris, cette pertinence n’a de sens véritable selon nous que lorsque les élèves sont à même de conduire cette recherche en étant en possession des moyens de la lecture autonome. La compréhension en lecture ne peut que profiter amplement de tout ce qui par ailleurs est lu par l’enseignant, appris dans l’ensemble des activités de la classe et ailleurs, mais cela n’implique pas de distinguer comme Roland Goigoux le faisait en 2014 et le reprécise lors de la Conférence de Consensus de mars 2016, trois types d’approches : 1/ l’enseignement des correspondances graphophonémiques dans des supports ad-hoc ; 2/ le travail sur les interactions décodage/ accès au sens sur des textes simples, en grande partie déchiffrables [seulement en grande partie] ; 3/ l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes lus à haute voix par l’enseignant.

Cette lecture à haute voix entendue par les élèves mobilise forcément la mémoire. Lorsque l’élève a oublié un aspect du texte, même très factuel, qui joue un rôle important dans la compréhension, il a besoin d’une répétition de la lecture. À l’échelle d’une classe qui ne concentre pas les inattentions ou les oublis sur un même moment du texte, savoir ce qui explique les réponses sur lesquelles il va falloir travailler pour avancer dans la compréhension devient délicat. Sommes-nous à chaque fois confrontés à un problème d’attention, de mémorisation, de compréhension proprement dite, et dans quelles proportions ? Quand tous ont le texte sous les yeux, tous peuvent se prononcer en s’appuyant sur une même littéralité à partir de laquelle il est possible de faire le partage entre l’inattention, l’oubli et l’incompréhension.

L’enquête ELE ne semble pas encourager la lecture à haute voix de l’enseignant puisque « De manière paradoxale, on observe qu’un temps important alloué à l’écoute de textes lus par le maitre produit un effet négatif sur les performances des élèves à l’épreuve de « compréhension autonome » et n’a aucun effet sur la compréhension d’un texte entendu. »(p.355) Ce résultat est-il vraiment paradoxal ?

Quoi qu’il en soit nous ne pouvons que souhaiter qu’il alimente la réflexion sur le pilotage du système scolaire et les contenus de la formation des enseignants.

Un manuel qui ne donne à lire que des textes entièrement déchiffrables prend au sérieux le fait que lire c’est chercher du sens aux textes lus de façon autonome. Cette autonomie est décisive car elle signe le statut du jeune lecteur fier de s’approprier les compétences de la lecture. Sans elle il est condamné à des bricolages couteux et stériles qui ne peuvent que décourager son désir et son plaisir de s’emparer de la culture de l’écrit. Avec des textes ambitieux effectivement lus, les élèves développent leurs « connaissances lexicales et encyclopédiques » et entrent dans des « récits psychologiquement et culturellement pertinents ».

C’est texte en main que les élèves peuvent participer à des débats sur ce qu’ils comprennent et interprètent d’écrits exigeants. Dissocier le travail de décodage sur des textes simples de l’enseignement de la compréhension sur des textes complexes entendus n’a aucune légitimité, car c’est priver les élèves de la découverte par eux-mêmes de la richesse lexicale, syntaxique, intellectuelle, affective, d’écrits dont la lecture autonome leur est accessible. Tous les élèves ont besoin que de telles ambitions soient respectées y compris donc les élèves d’origine populaire dont on craint trop souvent qu’ils pourraient ne pas être à la hauteur. La réflexion sur leurs ressources en tant qu’êtres de langage [26] et l’expérience montrent qu’ils sont capables de s’approprier de telles ambitions à condition toutefois que l’école se soucie de travailler l’intelligibilité de ses contenus d’apprentissages, sans rien déléguer aux familles. L’apprentissage de la lecture s’inscrit pleinement dans cette recherche générale de l’intelligibilité.

L’autonomie dans l’accès au sens se construit pas à pas, dans la progression des leçons. L’enseignant peut bien commencer par lire le texte que les élèves suivent des yeux, mais c’est leur lecture autonome qui va guider le travail sur la compréhension. Les apprentis lecteurs devront bien sûr s’entrainer à maîtriser le déchiffrage du texte en respectant scrupuleusement la ponctuation dont le sens leur aura été enseigné de façon explicite. Ils devront également être à l’aise pour poser toutes les questions relatives à la signification des mots qu’ils ignorent. Pourra alors commencer tout un travail sur la compréhension du texte et les interprétations qui relèvent d’un véritable débat littéraire tout à fait possible avec des élèves de CP. L’expérience montre qu’ils en sont très friands dans tous les milieux socio-culturels.

*****

Roland Goigoux lui-même le dit à la Conférence de Consensus de mars 2016 : « Les élèves sont curieux de comprendre comment ça marche (…) Les gamins, le déchiffrage ça les passionne quand on arrête d’en faire une tâche ennuyeuse. C’est une aventure, c’est une aventure intellectuelle, c’est une vraie curiosité. » Effectivement, mais ça n’est une vraie curiosité, une aventure intellectuelle, que si précisément on intellectualise l’aventure en travaillant sans biais, sans détours, les trésors de sens que recèle le déchiffrage. En procédant ainsi il n’est jamais une tâche ennuyeuse, il mobilise l’intérêt, le plaisir des écoliers devenant lecteurs.

L’enquête ELE se signale par la précision et la richesse de la description des pratiques d’enseignement de la lecture qui peuvent lui permettre de faire autorité sur un ensemble de recommandations destinées à la formation initiale et continue des enseignants. Sa « philosophie générale » de l’importance de l’enseignement du déchiffrage dans l’accès à la compréhension de l’écrit, offre à cet égard des perspectives qui peuvent nous permettre d’envisager à la suite de Jean-Pierre Terrail que nous serions à la fin d’un cycle historique qui a plombé cet enseignement.

Il ne faudrait toutefois pas que l’on en tire des recommandations hâtives qui confieraient l’essentiel du travail de la compréhension à de la lecture à haute voix de l’enseignant, ou que l’on cesse de s’interroger sur les modalités du travail de décodage, en considérant que le nombre de correspondances graphophonémiques étudiés puisse être un critère suffisant pour permettre aux élèves de devenir des lecteurs habiles, heureux de pouvoir comprendre ce qu’ils lisent. Tous les maîtres « font du décodage », cela ne fait pas de doute, mais les résultats alarmants en fluence montrent que nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion approfondie sur l’inégale efficacité des manières de conduire cet apprentissage, y compris avec les enseignants expérimentés que sont ceux de l’enquête.

Dans son dernier ouvrage José Morais écrit : « En fin de CP, l’élève doit être lecteur et scripteur autonome. C’est le premier niveau de la littératie. » [27] Et de la démocratie ajoute-t-il dans des développements particulièrement féconds où il explique les raisons profondes pour lesquelles il a fait le choix de la démocratie, et comment la littératie (appropriation et utilisation de l’écrit dans l’exercice de la pensée) s’inscrit dans ce choix. C’est que le processus de démocratisation a besoin de la pensée libre, critique, d’un haut niveau d’exigence intellectuelle dans tous les domaines de la connaissance et de la réflexion, une pensée qui à son tour peut devenir garante de l’exercice de la démocratie lorsque celle-ci a réussi à s’imposer.

On l’aura compris, cela signifie que les exigences de la démocratie s’appuient fondamentalement sur un peuple lettré maîtrisant parfaitement les conditions premières de l’exercice de la littératie, à savoir le lire-écrire. Il est possible aujourd’hui d’envisager sereinement une réflexion collective sur les moyens de faire en sorte que cesse l’aberration des échecs d’un nombre beaucoup trop important d’écoliers dès les premiers apprentissages.


[3Ce qui a à voir avec l’idéal constructiviste que je critique dans cet article :http://leslettresbleues.fr/spip.php?article110.

[4José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.

[6Le test de fluence de la fin du CP en juin 2014 montre que 10% des élèves les plus faibles lisent en moyenne 4 mots en une minute (8 mots maximum), 20% des élèves les plus faibles lisent 11 mots en moyenne (15 mots maximum), 30% des élèves les plus faibles lisent 18 mots en moyenne (21 mots maximum). Le rapport prend la précaution de préciser qu’il ne s’autorise pas de dire que les élèves qui ont les plus mauvais scores sont en difficultés, puisque l’institution n’a pas défini les compétences minimales attendues en fin de CP. Peut-on malgré tout considérer que des élèves qui ne lisent en moyenne que 4, 11 ou18 mots sont en mesure de conduire correctement les apprentissages de l’école dont toute la culture repose sur l’écrit ?
Lors de l’année 2013-2014, l’école a scolarisé 845.000 enfants au CP. Dans une projection qui n’est pas absurde compte tenu de l’ampleur de l’échantillon qui lui offre une significativité nationale, l’enquête ELE nous autorise à envisager une simulation consistant à rapprocher ses résultats en fluence du nombre d’élèves potentiellement concernés à chaque fois. Ainsi peut-on se représenter qu’en juin 2014, c’était 84.500 élèves qui ne lisaient que 4 mots en moyenne à l’issue du CP, 169.000 élèves qui ne lisaient que 11 mots, et 253.000, 18 mots. De tels chiffres se passent de commentaires et exigent de la part de l’institution qu’elle se hisse à la hauteur des nécessités de la démocratisation.

[7Les cahiers pédagogiques, n°516, novembre 2014.

[8Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.

[9José Morais, op.cit. (p.123).

[12Ce qui a à voir avec l’idéal constructiviste que je critique dans cet article :http://leslettresbleues.fr/spip.php?article110.

[13José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.

[15Le test de fluence de la fin du CP en juin 2014 montre que 10% des élèves les plus faibles lisent en moyenne 4 mots en une minute (8 mots maximum), 20% des élèves les plus faibles lisent 11 mots en moyenne (15 mots maximum), 30% des élèves les plus faibles lisent 18 mots en moyenne (21 mots maximum). Le rapport prend la précaution de préciser qu’il ne s’autorise pas de dire que les élèves qui ont les plus mauvais scores sont en difficultés, puisque l’institution n’a pas défini les compétences minimales attendues en fin de CP. Peut-on malgré tout considérer que des élèves qui ne lisent en moyenne que 4, 11 ou18 mots sont en mesure de conduire correctement les apprentissages de l’école dont toute la culture repose sur l’écrit ?
Lors de l’année 2013-2014, l’école a scolarisé 845.000 enfants au CP. Dans une projection qui n’est pas absurde compte tenu de l’ampleur de l’échantillon qui lui offre une significativité nationale, l’enquête ELE nous autorise à envisager une simulation consistant à rapprocher ses résultats en fluence du nombre d’élèves potentiellement concernés à chaque fois. Ainsi peut-on se représenter qu’en juin 2014, c’était 84.500 élèves qui ne lisaient que 4 mots en moyenne à l’issue du CP, 169.000 élèves qui ne lisaient que 11 mots, et 253.000, 18 mots. De tels chiffres se passent de commentaires et exigent de la part de l’institution qu’elle se hisse à la hauteur des nécessités de la démocratisation.

[16Les cahiers pédagogiques, n°516, novembre 2014.

[17Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.

[18José Morais, op.cit. (p.123).

[21Ce qui a à voir avec l’idéal constructiviste que je critique dans cet article :http://leslettresbleues.fr/spip.php?article110.

[22José Morais, Lire, écrire et être libre. De l’alphabétisation à la démocratie, Odile Jacob, 2016.

[24Le test de fluence de la fin du CP en juin 2014 montre que 10% des élèves les plus faibles lisent en moyenne 4 mots en une minute (8 mots maximum), 20% des élèves les plus faibles lisent 11 mots en moyenne (15 mots maximum), 30% des élèves les plus faibles lisent 18 mots en moyenne (21 mots maximum). Le rapport prend la précaution de préciser qu’il ne s’autorise pas de dire que les élèves qui ont les plus mauvais scores sont en difficultés, puisque l’institution n’a pas défini les compétences minimales attendues en fin de CP. Peut-on malgré tout considérer que des élèves qui ne lisent en moyenne que 4, 11 ou18 mots sont en mesure de conduire correctement les apprentissages de l’école dont toute la culture repose sur l’écrit ?
Lors de l’année 2013-2014, l’école a scolarisé 845.000 enfants au CP. Dans une projection qui n’est pas absurde compte tenu de l’ampleur de l’échantillon qui lui offre une significativité nationale, l’enquête ELE nous autorise à envisager une simulation consistant à rapprocher ses résultats en fluence du nombre d’élèves potentiellement concernés à chaque fois. Ainsi peut-on se représenter qu’en juin 2014, c’était 84.500 élèves qui ne lisaient que 4 mots en moyenne à l’issue du CP, 169.000 élèves qui ne lisaient que 11 mots, et 253.000, 18 mots. De tels chiffres se passent de commentaires et exigent de la part de l’institution qu’elle se hisse à la hauteur des nécessités de la démocratisation.

[25Les cahiers pédagogiques, n°516, novembre 2014.

[26Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute, 2013.

[27José Morais, op.cit. (p.123).